dimanche 10 mars 2013

Histoire: Entretien avec M. Noureddine Ben Khidher. Michel Camau et Vincent Geisser




NOUREDDINE BEN KHEDHER est décédé le 10 février 2005 des suites d'une longue maladie. Son entretien avec Michel Camau et Vincent Geisser, Tunis, avril 2002, publiait dans l'ouvrage Habib Bourguiba. La trace et l'héritage, Paris, Karthala, 2004 constitue un élément qui peut cerner les contours du personnage, son histoire et ses idées. Son décès après celui d’Ahmed Othmani en début de décembre dernier constitut le début d’expiration d’une génération qui s’éteint.
• Avant d’aborder votre parcours politique, pourriez-vous nous parler de vos origines familiales ?
Je suis issu d’une famille semi-féodale du sud tunisien. Mon grand père paternel gérait un patrimoine immobilier et agricole important accumulé au dépens de ses « associés » nomades. Il exerçait, par ailleurs, les fonctions de cheikh, fonction administrative qui le liait étroitement tant aux autorités beylicales que coloniales.Mon père, gauchiste avant la lettre, a récusé les avantages que pouvait lui procurer la situation de la branche riche des Khader, pour s’installer avec sa famille dans la partie basse et pauvre de notre village. Il a eu le Certificat d’études primaires, ce qui n’était pas évident pour l’époque et la région, et a même profité de quelques années d’études secondaires. Cela en fit le principal « intellectuel du village ». J’en ai hérité une initiation précoce à la langue française et une familiarité tout à fait insolite avec les oeuvres des grands maîtres de la littérature classique, ainsi que de la bande dessinée, fournies en abondance par les liasses de rébus qui servaient, dans l’épicerie que tenait mon père, de papier d’emballage.
Mon père était nationaliste fervent et cadre actif du Néo-Destour. Il a pris part d’une façon très conséquente à la phase armée de la lutte nationale, ainsi que mon oncle maternel d’ailleurs. La question palestinienne l’interpellait très fort. Lors du schisme qui a traversé le pays au moment des négociations avec la France sur les conditions de l’indépendance, il a choisi le camp de Ben Youssef. Bourguiba, conscient de son rayonnement dans la région, a décidé de l’éliminer et un commando l’a assassiné au vu et au su de tout le monde un jour de novembre 1956. Quelques jours avant son assassinat, j’ai eu l’occasion de lui dire que je ne partageais pas ses choix politiques et que le discours de Bourguiba m’était plus proche.
Comme la plupart des élèves de ma génération, je me sentais en phase avec le Destour et ses revendications. La notion de sacrifice ne me répugnait pas. Mal m’en prit car cela se traduisit par une sanction très négative sur la suite de mes études : l’exclusion, à l’âge de quatorze ans, du lycée de Tunis où j’ai été admis par miracle.En 1958, je suis parti en France pour suivre des soins médicaux dans un sanatorium. Outre les Français, il y avait des communautés plus ou moins importantes d’élèves venant de diverses colonies. Mes préférences allèrent au groupe des Algériens, dont la cause me paraissait plus urgente et l’argumentation plus forte intellectuellement.
• Et dans quelles circonstances a été créé le Groupe d’étude et d’action socialistes tunisien (GEAST), dit Perspectives ?
Le mouvement Perspectives a été créé à Paris en 1963. C’est une émanation directe des débats au sein de l’UGET[1]. Dans la section de Paris, il y avait deux tendances dominantes de gauche, les communistes du PCT [2] et les trotskistes, plus quelques nationalistes arabes. C’étaient les formations les plus actives. Parallèlement, il y avait des éléments indépendants qui luttaient contre l’hégémonie du Destour [3]. En fait, Perspectives est né du refus de l’appropriation de la section syndicale par ces deux tendances (les communistes et les trotskistes), de cette volonté de distanciation avec les deux grands courants politiques de l’UGET. Perspectives, ce sont des indépendants qui disaient n’avoir d’allégeance que pour la Tunisie. Le noyau des indépendants comprenait aussi quelques communistes et quelques trotskistes en rupture de banc. Pour nous, les indépendants, seul nous motivaient les échos plutôt pessimistes qui nous parvenaient du pays et les mésaventures de l’après indépendance dont on percevait de plus en plus la gravité.
Vous vous qualifiez d’« indépendants » ?
Je ne sais plus si le terme « indépendants » était utilisé à l’époque mais je pense que oui. Avant de fonder Perspectives, le premier texte que nous avons produit consistait en une invite pressante pour la communauté estudiantine tunisienne à s’intéresser à ce qui se passe dans le pays. À chaque fois qu’un événement grave survenait en Tunisie, nous appelions à un rassemblement au 115 boulevard Saint-Michel. L’on tenait des assemblées générales où il y avait environ 200 à 300 étudiants. C’était énorme à l’époque.
• Qu’est-ce qui vous différenciait au sein de l’UGET-Paris de ces deux courants dominants ?
Ce que qui nous différenciait des « communistes » et des trotskistes, c’est qu’ils étaient plus marqués que nous par les pratiques de groupes politiques organisés et qu’ils avaient des choix idéologiques très arrêtés. Nous, nous voulions coller à la Tunisie. Les débats idéologiques au sein de l’UGET ne nous concernaient pas. Nous étions des patriotes attachés à notre terre. Jamais, je n’aurais voulu ne pas rentrer en Tunisie. Notre premier texte exprime d’ailleurs cette volonté de délaisser les idéologies étrangères pour nous mettre au service exclusif de notre patrie. Au départ, le groupe fondateur était composé de Ahmed Smaoui, Hachemi Jegham, Mohammed Charfi, Mohammed Mahfoud Khémais Chamari, Hasssen Ouardani, Abdelhamid Mezghenni et moi-même. Notre premier support a été le bulletin de la section de l’UGET-Paris (El Ittihad). Nous nous y exercions à la rédaction et y développions un discours rassembleur sur le registre : la Tunisie, c’est le commun dénominateur, c’est l’intérêt de la Tunisie qui doit seul faire l’objet de notre attention, etc.
• Et, vous personnellement, par quels courants de pensée avez-vous été influencé ?
J’ai beaucoup été influencé par l’existentialisme de Sartre. Cela a correspondu sans doute à des dispositions personnelles à concevoir la responsabilité de l’être humain comme un fait majeur. La pensée sartrienne m’interpellait, dans la mesure où elle reposait sur l’idée que chacun de nous est responsable et de lui même et de ce qu’il y a autour de lui, qu’il n’y a pas de possibilité de se mentir, de se trouver des alibis pour ne pas s’engager, que ce soit dans la vie personnelle ou dans la vie collective. À Paris, je fréquentais beaucoup l’entourage de Sartre à Saint-Germain, je lisais la revue Les Temps Modernes. Je le voyais en personne, car il était accessible, il se produisait devant des auditoires d’étudiants, notamment d’étudiants maghrébins. Je savais qu’il sympathisait avec Kateb Yacine [4] et cela me le rendait encore plus proche. La polémique avec le Parti communiste [5] m’interpellait aussi : elle me paraissait porteuse de richesse. Cet homme engagé qui contestait ce qu’il y avait de totalitaire dans la pensée marxiste me paraissait intéressant, alors qu’à l’époque, je n’avais pas lu une seule ligne de Marx.
C’est plus tard, que j’ai commencé à découvrir le marxisme à travers les citations de Sartre. J’ai commencé à lire les ouvrages de Rosa Luxembourg, de Jaurès et tout ce qui pouvait paraître aux éditions Maspéro. Mais Marx et Lénine, je ne les ai lu qu’après mon retour à Tunis. Les deux livres qui m’ont le plus marqué étaient Le Manifeste du parti communiste et Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte.
J’ai été aussi influencé par les milieux militants algériens, parce qu’ils avaient un discours tiers-mondiste sur l’industrialisation, l’agriculture, la réforme agraire... Je me rappelle que je lisais régulièrement Révolution africaine et les papiers de Mohamed Harbi [6] que je n’ai d’ailleurs jamais rencontré. J’ai été marqué également par le leader marocain Mehdi Ben Barka qui est venu à plusieurs reprises nous rencontrer au 115 boulevard Saint-Michel : son discours me plaisait. Il faut dire que les débats idéologiques sur le Maghreb me concernaient beaucoup.
• Au début du groupe Perspectives, quels étaient vos objectifs et vos motivations ?
Les premiers temps, notre objectif était de continuer à mobiliser, continuer à faire en sorte que les positions de gauche soient incluses dans les résolutions de l’UGET. La deuxième chose, c’était de débattre chaque fois qu’on le pouvait au sein de la section de Paris et ceci malgré nos divergences, malgré nos différends. Quand le revue a été lancée nous avions pour objectif premier de réaliser les études les plus approfondies et les mieux rédigées possible, sa diffusion la plus large possible et la participation la plus assidue possible à la vie de la section parisienne de l’UGET afin de gagner la partie.
• Quel type de relations entreteniez-vous avec le parti (Néo-Destour) et le pouvoir ?
La période de Mohamed Sayah à la tête de l’UGET [7] a correspondu à une reprise en mains par le Néo-Destour. Il se manifestait une certaine violence comme le vol des urnes par des responsables destouriens. C’était la période de normalisation syndicale. Il est vrai que l’UGET était un vivier pour l’État, d’où une course à l’allégeance à l’égard de Bourguiba. Mais, à ma connaissance, aucun d’entre nous [fondateurs de Perspectives] n’a été concerné par le militantisme au sein du Néo-Destour après l’indépendance. Il faut dire que nous étions à Paris et que nous étions donc plus sensibles à l’internationalisme et moins soumis aux directives d’un chef. De plus, par nos parents restés au pays, nous commencions à entendre parler des difficultés qui surgissaient. De plus en plus nous prenions conscience du fait que l’indépendance n’était pas le paradis qu’on nous promettait. Personnellement, je n’étais pas anti-destourien, mais force est de constater que le Néo-Destour était le tremplin idéal pour les promotions sociales et politiques. Je regrette de le dire, mais je ne connais personne parmi les Destouriens qui ait marqué intellectuellement son époque, je ne vois pas qui parmi eux est devenu un grand cinéaste, un grand romancier, ou un grand philosophe.
• Mustapha Ben Jaafar [8], l’un des anciens dirigeants étudiants proches du Néo-Destour, nous a pourtant affirmé que, malgré vos différends, il régnait une certaine convivialité au sein de l’UGET-Paris ?
Cela est tout à fait vrai. Tant que les Destouriens n’en étaient pas arrivés à la violence, il régnait effectivement une certaine convivialité au sein de l’UGET-Paris. Aux congrès de l’organisation syndicale, personne ne trouvait à redire au fait que la majorité soit destourienne. De leur côté les Destouriens acceptaient le dialogue avec les opposants de gauche voire admettaient certains des amendements proposés par les représentants de cette dernière quand il fallait voter les résolutions du congrès. Il est vrai que la minorité avait beaucoup de choses à dire sur tout. Ce n’était pas la guerre, comme chez les étudiants algériens, certes, mais avec le temps, l’ambiance a commencé à se dégrader au sein de l’UGET, du fait que la majorité des étudiants destouriens était de plus en plus favorable à la répression. Bien sûr, il est facile aujourd’hui pour tel ou tel des protagonistes destouriens de l’époque d’insister sur ses qualités démocratiques précoces. Mais j’espère que des débats ouverts pourront un jour s’organiser pour que la vérité sur les uns et les autres soit établie avec le plus de rigueur et de loyauté possible.
• Lorsqu’ils se rendaient à Paris, les dirigeants destouriens avaient l’habitude de rencontrer les étudiants tunisiens. Pouvez-vous évoquer ces rencontres ?
Oui, je me souviens notamment de la rencontre avec Ahmed Ben Salah [9]. Je crois que c’était en 1962. Il avait accepté d’affronter l’ensemble des étudiants. Mais je ne me rappelle pas qu’il ait dit des choses qui auraient pu convaincre, ou nous apprivoiser par leurs qualités intellectuelles. À ma connaissance, Ben Salah avait été envoyé par Bourguiba pour contrecarrer ce raz de marée de jeunes contestataires. Il voulait nous convaincre que nous avions tort. Nous l’interpellions sur la démocratie, sur le programme de l’UGTT et nous lui posions cette question : est-ce que vous concevez que les gens puissent aller au paradis à coups de trique ? En fait, il n’a convaincu personne, ni sur les raisons de l’interdiction du Parti communiste ni sur le complot contre Bourguiba [décembre 1962]. Ben Salah répétait toujours, que c’était lui qui avait raison et que nous n’avions rien compris à rien.
• Et dans quelles circonstances, avez-vous décidé votre retour en Tunisie ?
J’ai décidé de rentrer au pays durant l’été 1964. L’opposition facile, bien au chaud dans un café parisien n’était pas de mon goût. J’étais intimement convaincu qu’il me fallait vite me décider pour l’une ou l’autre alternative : rentrer au pays et assumer les conséquences de mes choix aussi dangereuses qu’elles puissent être, ou abandonner les facilités des oppositions salonardes pour retourner à mes études volontairement interrompues, par exemple. Une anecdote piquante a précipité mes choix en faveur du retour. Un jour que j’étais assis sur un banc face au jardin du Luxembourg, un clochard assis à côté de moi m’a traité de sale bicot. C’était la première fois que cette insulte m’a concerné personnellement et directement, je l’ai pris très mal et j’ai décidé de rentrer immédiatement dans mon douar d’origine, là au moins où je pouvais tout subir sauf l’insulte de l’exclusion raciste.
C’est Khémais Chamari qui a trouvé le plus à redire sur ma décision. Il fallait, disait-il, d’abord consolider d’avantage ce que nous avons entrepris à Paris. J’ai fait la sourde oreille. J’ai été très content de savoir que Mohamed Charfi et sa femme Faouzia Rekik ainsi que Ahmed Smaoui avaient eux aussi décidé de mettre les voiles cet été-là.
• Revenons sur vos motivations. Quels étaient vos objectifs de départ ? Vos projets se limitaient-ils au syndicalisme étudiant, à l’UGET ?
Nos projets de départ consistaient en l’accumulation de connaissances objectives suffisantes sur la situation dans le pays qui autoriserait des prises de position motivées crédibles et loyales. Au départ, Perspectives était organisée en groupe d’étude. Plus précisément, nous avions mis en place quatre commissions : culture, agriculture, industrie et une autre, dont je ne me rappelle pas l’intitulé. Notre projet était de rassembler des documents qui alimenteraient le travail de ces commissions. L’intention de départ était clairement intellectuelle. Nous cherchions à analyser, à comprendre la société tunisienne. La critique majeure que nous adressions aux trotskistes et aux communistes, c’était l’absence de la Tunisie dans leurs préoccupations, en apparence du moins. Nous leur disions : mais où est la Tunisie dans vos analyses, on ne la voit pas ?
• Sur quelles sources vous appuyiez-vous pour développer vos analyses ?
Nous consultions les travaux universitaires et les thèses de doctorat de la Faculté de droit de Paris. La majorité des membres de Perspectives était universitaire en contact avec les sommités du droit et des sciences humaines. En ce qui me concerne, j’assistais aux conférences de Jacques Berque sur les structures du Maghreb. On lisait tous les grands auteurs tiers-mondistes de René Dumont à Tibor Mende en passant par Georges Despois etc., dont je retrouve, avec plaisir, aujourd’hui les livres chez les bouquinistes de Tunis. Nous lisions des monographies sur la Tunisie, qui paraissaient au PUF, comme par exemple l’étude de Paul Sebagh sur Melassine [quartier populaire de Tunis].
• Pouvez-vous nous décrire les débuts de l’implantation du mouvement Perspectives en Tunisie ?
Notre mouvement a commencé à prendre en Tunisie entre 1964 et 1966 (année de la première arrestation). Ahmed Smaoui et moi, nous animions des débats, des présentations devant des petits groupes dans les chambres universitaires. Il n’y avait jamais plus de dix personnes. Oui, nous tenions des réunions hebdomadaires dans les chambres universitaires. On impressionnait par notre courage. On n’avait peur de personne ! On discutait librement, on transgressait les interdits. On se réunissait pour débattre de tout dans les cafés de Tunis entre le boulevard du 9 avril (l’Université) et le Colisée (centre-ville). On rapportait une façon d’être de Paris. C’était une sorte de dolce vitae militante. Il y avait une présence féminine très forte dans notre groupe. Il y avait une atmosphère particulière de liberté : on se serait cru dans une ville de province française. Le journal Perspectives était imprimé en France et distribué clandestinement en Tunisie. À l’époque, le pouvoir ne faisait apparemment pas grand cas de notre style de vie. Nous n’avions pas vraiment conscience de la persécution. Cette période a duré de 1964 à 1966. Après, les déboires ont commencé : en 1966 (quelques jours de garde à vue), puis en juin 1967 et l’arrestation de Mohamed Ben Jennet, figure emblématique du mouvement, et surtout en mars 1968.
• Vous parlez de « présence féminine ». Quelle était la place des femmes dans Perspectives ?
Il n’y avait aucune réticence quant à la place des filles dans le mouvement. En 1961, quand j’ai « débarqué » au 115 du boulevard Saint-Michel, j’y ai vu des filles tunisiennes qui fréquentaient les cafés avec les garçons et manifestement sortaient avec eux. Cela m’a paru être la révélation la plus extraordinaire que je pouvais avoir. Ce côté agréable m’a incité à rester et à chercher à comprendre ce qui se passait. Après, au café « Gai Lussac », nous avons développé des rapports garçons-filles qui me paraissent aujourd’hui idylliques. Jamais, depuis, je n’ai vécu, en groupe, cette intensité de rapport entre les deux sexes et ce respect mutuel. Les filles n’étaient pas des compagnes de vie classiques, mais elles étaient d’abord nos compagnes d’idées, de convictions. C’était très important.
• Il semblerait que Gilbert Naccache ait joué un rôle important dans l’implantation du mouvement Perspectives en Tunisie. Pourriez-vous nous décrire son itinéraire ? Etait-il trotskiste ?
Oui, Gilbert Naccache « Papi » pour les intimes, était trotskiste. Il était contre l’exil à l’étranger et reprochait aux trotskistes de Paris d’être trop bureaucratisés, d’être trop déconnectés par rapport à la réalité tunisienne. Il estimait qu’ils étaient embourbés dans leurs débats idéologiques et pas du tout concernés par l’évolution du mouvement à Tunis. Il était ingénieur agronome. C’était un garçon brillant qui avait terminé ses études avant nous. Il a choisi de rentrer en Tunisie l’année même où sa mère et ses sœurs quittaient le pays, comme une bonne partie de la communauté juive d’ailleurs [10]. Il ne voyait pas d’autre espace de vie que la Tunisie, et même aujourd’hui, il est blessé quand on lui pose la question : mais pourquoi tu es resté en Tunisie avec toutes ces difficultés ? Il n’accepte pas ce discours et je lui sais toujours gré de cet attachement. À l’époque, il était détaché par le ministère de l’Agriculture auprès de la FAO. Il a eu beaucoup de problèmes avec sa direction : il n’était pas d’accord avec les méthodes de développement appliquées en Tunisie. Il pensait qu’elles ne s’intéressaient pas suffisamment aux régions défavorisées. Manifestement, il était déjà en contact avec le syndicat de l’agriculture de l’UGTT.
• Et vous précisément quelles étaient vos relations avec Gilbert Naccache ?
Quand je suis rentré définitivement en Tunisie, c’est lui qui m’a hébergé. Il avait un grand appartement. J’y avais une chambre et nous vivions une vie de célibataires. Grâce au compagnonnage de Naccache, j’ai pu sans trop de difficulté me réaclimater à la Tunisie. J’ai pu continuer à m’enrichir sur le plan intellectuel car on avait les mêmes lectures. On lisait Le Monde, Le Nouvel Observateur, on achetait des livres et on en discutait.Il était trotskiste et était le plus jeune de son groupe. Il a essayé de convaincre ses camarades trotskistes de nous rejoindre. Ils y ont mis du temps. Lui même a pris le temps suffisant pour nous voir à l’œuvre et se convaincre du bien fondé de nos pratiques. Lorsqu’il en a été convaincu, il s’est donné corps et âme au groupe. Jamais militant n’a été aussi généreux et aussi intrépide que lui.
• Il existe une polémique autour du fait que Naccache soit devenu rapidement un dirigeant, alors qu’il était l’un des derniers arrivés. Son adhésion à Perspectives a-t-elle modifié les objectifs de votre mouvement ?
Je crains que cette polémique ne couvre que très mal des instincts douteux. Papi a permis à de nombreux camarades qui rentraient de Paris de se « réaclimater » à la Tunisie. Il a aussi contribué à maintenir une certaine modernité dans le mouvement. De 1964 à 1966, tout le groupe rentré de Paris, sans exception, entretenait avec lui les relations les plus étroites et les plus amicales. Contrairement à ce que j’entends dire parfois, mes rapports avec Papi n’étaient pas fait de domination de l’un par l’autre. Papi est venu sincèrement et loyalement à Perspectives, il l’a servi de son mieux. Beaucoup mieux, en tout cas que ceux qui aujourd’hui, pour se dédouaner, croient intelligent de charger le minoritaire par qui toujours le scandale arrive, quand on veut aller par le chemin le plus court au secours de la victoire.
• C’était la période maoïste de l’histoire de Perspectives ?
Non, bien avant. Papi n’est pas l’initiateur du maoïsme dans le groupe. Dès notre arrivée de Paris, nous cherchions à gagner la sympathie des meilleurs. Naccache en était un. Lorsqu’il a rejoint le groupe, il était naturel qu’il y joue les premiers rôles. Notre direction n’était pas une direction centralisée fermée sur elle même et jalouse de ses prérogatives. Toute personne disponible et manifestant des qualités réelles était très vite adoptée. C’est ainsi que cela s’est passé pour Naccache comme pour d’autres.
• Mais en dehors des milieux étudiants et universitaires, développiez-vous des actions dans d’autres secteurs sociaux ?
Oui, nous développions des actions en direction de l’UGTT. C’est Papi qui nous a fait prendre conscience de l’importance de l’UGTT. Certains comme lui et Rachid Bellalouna ont très vite compris que l’UGTT était un lieu tout aussi essentiel que l’UGET, dans la mesure où certains d’entre nous étaient déjà dans la vie active et pouvaient donc militer dans le syndicat des travailleurs. Je sais que beaucoup de professeurs perspectivistes sont allés à Kairouan pour participer à une réunion syndicale et cette participation a été remarquée. En tout cas, nous développions simultanément des actions dans les deux structures syndicales. Il fallait surtout convaincre les étudiants que l’UGET était un lieu privilégié de débats, chose qui leur était totalement étrangère car ils pensaient que l’UGET était synonyme de Destour, et qu’il était infecté de policiers. Ils estimaient que l’UGET ne servait à rien. À travers l’exemple de nos actions menées au sein de la section de l’UGET-Paris, nous cherchions à leur prouver le contraire.
• Vous avez aussi développé une stratégie de l’entrisme ?
Non, jamais .Cela aurait pu être le cas tant la stratégie de l’entrisme pouvait se justifier par les conditions difficiles du militantisme indépendant à cette époque. Mais cette stratégie n’a jamais été développée ni par la direction de Perspectives, ni ses militants. La confusion est née d’une opinion libre rédigé par Naccache et parue dans l’un des numéros de la revue suivie par une réponse rédigée par un militant de Paris. Jamais débat collectif n’a été organisé dans les structures du groupe autour de cette stratégie.
• Mais fondamentalement vous étiez dans la lignée bourguibienne, pas le Bourguiba du pouvoir quotidien, mais le Bourguiba du projet moderne, de construction nationale et étatique ?
Aujourd’hui, je ne dirais pas le contraire. À l’époque, nous croyions que nous étions dans l’opposition radicale à Bourguiba. Il était pour nous le « Comédien suprême »[11]. En fait, nous adhérions complètement à l’idéologie positiviste et moderniste de Bourguiba. Nous étions ses enfants illégitimes. Ce qui nous opposait véritablement à lui c’était la question de l’impérialisme. Nous considérions que les positions officielles de la Tunisie sur le Vietnam et Cuba, entre autres, étaient des plus réactionnaires. On critiquait également le « pouvoir personnel ». Nous relisions toujours l’éditorial d’Afrique Action de 1961 qui dénonçait le pouvoir personnel [12]. Mais à l’époque, c’est vrai, notre pensée n’était pas encore dominée par les catégories marxistes. Nous ne parlions pas encore de prolétariat, de parti du prolétariat. Nous ne croyions pas à la nécessité d’une lutte violente contre la bourgeoisie. Nous cherchions à organiser notre travail en commissions d’étude, à écrire des articles pour notre revue. Nous débattions du contenu des revues théoriques qui paraissaient à l’époque. À l’époque, il faut avouer également qu’il n’y avait pas de pressions policières qui nous empêchait de manifester nos opinions. Sur les questions importantes de la femme, de l’enseignement, de la Palestine, par exemple, nous étions assez favorables aux positions de Bourguiba. En 1965, au plus fort du conflit Bourguiba-Nasser, je me souviens que nous étions collectivement sur les positions du premier. Nous avons surtout été attaqués quand, en 1967, nous avons développé dans notre fameuse « Brochure jaune » nos positions sur la Palestine. Nous étions la bête noire des nationalistes et des socialistes arabes car nous étions favorables à un État fédéral en Palestine.
• À l’époque, avant 1967, vous vous situiez finalement dans le sillage du réformisme tunisien. Le régime ne semblait pas s’inquiéter outre mesure. D’ailleurs il paraît que Bourguiba lisait votre revue Perspectives ?
Oui, il est connu qu’à l’issue de chaque congrès de l’UGET, Bourguiba avait toujours l’habitude de recevoir la nouvelle commission administrative, majoritairement destourienne. En 1965, on m’a rapporté qu’il avait fortement pris à partie ces hôtes au sujet de la faiblesse de leurs écrits comparés à ceux qui paraissaient dans notre revue. Comment expliquer, leur aurait-il demandé, qu’avec tous les moyens mis à votre disposition par le Parti et l’État vous rédigiez des choses aussi nulles, alors qu’avec leurs moyens limités, les gens de Perspectives, peuvent produire des écrits aussi denses et aussi documentés ? Ce fait m’a été relaté par le patron de la Direction de la Sécurité de l’État (DSE) lors de notre arrestation en 1968.
• Venons en maintenant à la période maoïste de l’histoire de Perspectives. Certains, comme Mohamed Charfi, parlent d’ailleurs de « dérive maoïste ». Ils accusent notamment le coopérant français, Jean-Paul Chabert, de vous avoir manipulés. Que pensez-vous de cette version ?
Je suis d’accord avec Charfi sur l’évolution maoïste de Perspectives mais, en revanche, je ne peux pas le suivre sur la thèse de la manipulation. Comme je vous l’ai dit au sujet de Gilbert Naccache, je trouve trop facile de rejeter la responsabilité de ses actes sur les autres surtout quand il s’agit d’étranger ou de minoritaire. C’est trop facile, voire suspect. Le maoïsme était un phénomène universel, comme le marxisme d’ailleurs. Il aurait été anormal qu’une génération de jeunes tunisiens, aussi à l’écoute du monde ne cherche pas à être en phase avec les concepts et les idées dominants du moment. Je continue à revendiquer aujourd’hui cette « dérive » comme l’un des moments forts de mon investissement personnel, de ma culture et de mon équilibre psychique. C’était une adhésion à un grand rêve universel. Ce qui importe pour moi, c’est que l’on a été porté par ce rajeunissement de la pensée marxiste dans son aspect dynamique. Nous étions sensibles au discours de la Révolution culturelle. C’était un discours qui appelait à la révolte, au droit à la révolte, un discours qui affirmait que l’on pouvait déplacer des montagnes. Voilà à quoi se résume notre engagement maoïste.
• Ce n’est donc pas le côté « Gardes rouges » qui vous attirait dans le maoïsme ?
La meilleure preuve, c’est que l’on ne s’est jamais organisé en « Gardes rouges ». Nous n’avons mis en œuvre ni séances de sports, ni arts martiaux. Pour nous, le maoïsme, c’était la révolution culturelle ! C’est parce qu’elle était « culturelle », qu’elle a produit une résonance dans nos esprits. Ce n’était pas J.-P. Chabert, coopérant français qui avait une profonde sympathie pour la Tunisie et son élite, qui était le principal « déclencheur » : c’était la situation tunisienne qui appelait cette jeunesse à être active. Et qu’a-t-elle trouvé sur le marché de l’idéologie de l’époque ? La Révolution culturelle ou le nationalisme arabe. Nous avons choisi la Révolution culturelle, et plus particulièrement son aspect festif. Mais nous ne nous sommes jamais organisés dans le but de nous emparer du pouvoir par la violence.
• Et vous continuiez toujours à vous revendiquer de la démocratie ou est-ce que vous la considériez comme une notion bourgeoise ?
En février 1968, nous avons rédigé et distribué très largement un tract-pamphlet contre Ahmed Mestiri, l’accusant d’être un faux démocrate et soutenant que seule la destruction de l’État bourgeois ouvrirait la voix à la vraie démocratie. Aujourd’hui, je tiens cette thèse pour très contestable et j’aurais souhaité qu’on ne l’ait pas soutenue (je vous fais signaler en passant qu’il s’agit là d’une thèse léniniste et non maoïste). Toujours est-il, que c’est à cette époque que nous avons voulu faire la jonction avec la classe ouvrière C’est à cette époque aussi que nous avons lancé El Amel el tunsi [13], une publication rédigée en tunisien et destinée aux travailleurs. Nous publions des lettres et des poèmes, principalement d’émigrés tunisiens en France. Nous allions chercher les ouvriers dans les usines. La revue Perspectives s’est transformée : d’une revue intellectuelle, elle est devenue un journal de propagande. Nos articles étaient de moins en moins théoriques. Sur ce changement de ligne, et autant que ma mémoire me soit fidèle, je témoigne que je n’ai souvenir d’aucune opposition caractérisée. Je veux dire par là qu’aucun militant n’a jamais soumis, ni à la base ni aux instances dirigeantes un texte solidement argumenté remettant en cause la ligne qui prévalait et attirant l’attention sur ses dangers. La polémique viendra plus tard violente, destructrice mais en prison entre quatre murs. J’espère que les archives du mouvement deviendront un jour accessibles pour aider à la connaissance de la vérité.
• Pour revenir à la phase chinoise de Perspectives, ne peut-on pas émettre l’hypothèse d’une manipulation de l’ambassade de Chine à Tunis ?
Non, je ne pense pas que cette idée de manipulation soit pertinente. Je tiens à rappeler que c’est nous qui avions pris l’initiative de contacter l’ambassade de Chine, et non le contraire. D’ailleurs, j’avais très peur au moment de notre procès que ce fait soit retenu comme pièce à charge, à savoir : la possession d’une littérature diffusée par l’ambassade chinoise et surtout une machine à écrire qu’elle nous avait gracieusement offerte. Nous étions dans l’inconscience complète.
• Est-ce que l’on peut dire que vous étiez libertaires à l’image des libertaires des années soixante ? Libertaires par rapport au style de vie, à la croyance en l’autonomie de l’individu ?
C’est certain, nous n’avions rien du puritanisme des « Gardes rouges ». Nous étions des jouisseurs. Nous aimions la vie. Nous aimions sortir. Lors de notre passage à Paris, nous avions fait l’apprentissage de la liberté et de l’amour des belles choses. Le contexte avait changé à la fin des années soixante. L’université drainait désormais des étudiants qui n’avaient pas grand chose à voir avec notre façon d’être. Ils étaient moins portés sur l’intellect et davantage sur l’action et l’investissement physique. Ces nouveaux perspectivistes étaient l’expression de la Tunisie profonde.
• Venons en maintenant à la question de la répression. Comment expliquez-vous cette attitude très ferme du pouvoir alors que vous ne représentiez pas un réel danger pour la sécurité de l’État ?
Nous avons dû l’affoler, parce que, pendant la période de février-mars 1968, nous avons développé une politique d’agitation comme sans doute peu de groupes savent le faire. Nous avons appris à manipuler ce que l’on appelle la « ronéo vietnamienne », c’est-à-dire à fabriquer nous mêmes nos supports d’agitation. Nos tracts, toujours rédigés en français, étaient diffusés à grande échelle par des groupes qui s’investissaient la nuit. Nos graffitis qui s’étalaient sur les murs des faubourgs et sur les bus mobilisaient flics, employés de municipalités et miliciens du parti pour les effacer... C’est aussi à cette période que nous avons appelé aux grands rassemblements à l’université. Des assemblées générales libres regroupaient des centaines, voire des milliers d’étudiants. C’en était probablement trop pour un régime habitué à l’autosatisfaction et la fiction de l’adhésion unanime de la population.
• À ce moment là précis de votre évolution (1967-1968), quels étaient vos objectifs ? Vous souhaitiez renverser le pouvoir ?
Jamais nous n’avons songé à quelque chose de pareil. On veut absolument nous ramener à des catégories préétablies mais je crois que Perspectives ne répond pas à ces canons-là. Nous avons sans doute constitué la première manifestation forte du refus de la société tunisienne de prendre pour de l’argent comptant les discours souvent fait de mensonges et de fausses promesses. Nous étions l’expression d’une société qui n’avait plus pour souci l’indépendance par rapport à l’étranger mais la revendication du droit à l’autonomie du citoyen par rapport aux dictats de l’État. Bien sûr des formules à l’emporte pièce ont du exister, des dépassements verbaux ont du piquer au vif tel ou tel responsable incriminé. Mais fallait-il pour cela confondre les signes de l’affirmation forte de désir de citoyenneté libre avec la volonté de prise de pouvoir et la condamnation à des dizaines d’années de bagne pour complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État.
• Au moment de votre procès, en 1968, il y avait déjà deux groupes bien distincts au sein de Perspectives ? Peut-on parler d’un clivage, d’une scission ?
Il semble aujourd’hui établi que le pouvoir a décidé, à la fin de l’enquête, de responsabiliser onze noms qui devaient être fortement condamnés et de libérer tout le reste. Les événements de mai 68 en France et surtout les événements de Prague ont paru à Bourguiba et à son équipe justifier une procédure nouvelle : élargir au maximum le champ de la répression et traduire devant les tribunaux des centaines d’inculpés. Le verdict final a bien reproduit le schéma premier : onze « dirigeants » à maintenir éternellement en prison, les autres, « corrigés » par le père de la nation devaient être libérés après un temps plus ou moins long.Cela reproduisait-il un clivage politique au sein de Perspectives à ce moment précis de son histoire ? Je ne le crois pas, pour peu que clivage et scission impliquent des débats préalables, des luttes et des désaccords irréductibles sur le fond des sujets débattus.
En revanche, sur l’attitude face aux tortionnaires, sur le contenu des procès verbaux de police et du juge d’instruction, sur la fermeté morale des uns et des autres devant la cour de sûreté de l’État, il y a eu sûrement clivage. Mais sa nature, sa profondeur ne pourront être connus que lorsque les documents d’archives deviendront accessibles.
Ce qui est sûr et à propos duquel les témoignages peuvent être nombreux, c’est ce qui s’est passé lors de notre transfert au bagne de Borj Roumi à Bizerte, immédiatement après l’énoncé du verdict du tribunal.Jugeant d’après la lourdeur des peines que le régime carcéral allait de toute évidence se durcir d’un jour à l’autre, l’ensemble des détenus sans exception avait décidé à la prison civile de Tunis d’une date précise lors de laquelle devait débuter une grève de la faim pour protester contre les nouvelles conditions de détention et réclamer le statut de détenus politiques. Cette décision a été communiquée aux familles ainsi qu’à ceux qui organisaient notre soutien autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Les craintes se sont malheureusement avérées justifiées. Les conditions de réception et de détention qui ont accompagné les transferts à Borj Roumi ont été des plus innommables, des plus inhumaines. Le jour convenu, un clivage réel et profond a séparé la communauté des détenus toutes tendances confondues : perspectivistes, communistes, nationalistes arabes. Pour les uns, la résistance s’imposait plus que jamais et du sort de cette confrontation dépendait la suite de nos rapports avec nos geôliers, pour les autres il fallait surseoir à la décision convenue et tenir compte des rapports de forces trop défavorables.
La grève a eu lieu sur fond d’invectives, voire de dépassements verbaux condamnables.Je reste aujourd’hui convaincu qu’une partie essentielle s’est jouée là. La belle histoire d’héroïsme tranquille inscrite dans la mémoire des autorités carcérales jusqu’à ce jour a été initiée par cette confrontation. Depuis, des luttes plus dures on été menées par les mêmes et par d’autres charriés par les nouvelles vagues de répression. C’est en leur honneur et en l’honneur de tous les hommes et femmes libres de ce pays.
Je ne peux pas dire autant de ceux qui, au plus fort de la lutte pour la survie, ont jugé bon de quémander la grâce de Bourguiba. Outre ce qu’il y a de moralement condamnable dans ce geste quand on se prétend homme de principes, il aura contribué largement à prolonger les souffrances de ceux qui ont préféré la dignité, car depuis les autorités n’ont cessé de croire que des nouvelles têtes allaient fatalement tomber et qu’il n’y avait qu’à laisser le temps faire.
• Quelles étaient alors vos conditions de détention ?
En prison, nous avons découvert la Tunisie moyenâgeuse : les caves, la tonte, les uniformes, les besoins faits à même le sol. Il y avait dans les caves des prisonniers quasiment aveugles qui étaient là depuis la répression du coup d’État de 1962. Nous avons aussi été privés pendant des mois des droits les plus élémentaires comme la visite des parents, la lecture et la correspondance ce qui nous a poussé à faire grève sur grève de la faim afin d’imposer aux geôliers le respect. Le drame de la répression en Tunisie, c’est que tout le monde devient amnésique. Aujourd’hui, tous disent : « on ne savait pas ! ». C’est le comble du cynisme ! Je suis persuadé que, tôt ou tard, ce dossier s’ouvrira. Ce qu’il révèlera sera terrible pour ceux qui croient aujourd’hui avoir échappé à la justice humaine.
• En prison, continuiez-vous à avoir des activités politiques ? Les clivages entre vous persistaient ?
Plus qu’à nulle autre période, la vie en prison a donné lieu à des débats idéologiques passionnés et virulents. Les lectures essentielles étaient constituées des oeuvre de Marx, Lénine et Mao. Les démarcations portaient sur la caractérisation de la nature de la prochaine révolution en Tunisie : socialiste façon Lénine, ou démocratique bourgeoise façon Mao. Les débats faisaient aussi rage sur les taches de l’heure : devaient-elles être de propagande ou d’agitation ? La question palestinienne et les thèses hardies du groupe, développées dans la fameuse « Brochure jaune », continuaient à alimenter les polémiques entre nous et les nationalistes arabes, compagnons de prison pour un moment. Et cela sans parler de la tactique la plus appropriée à suivre face à nos geôliers pour adoucir les conditions difficiles qui étaient les nôtres. Durant les longues années de prison qui ont duré de 1968 à 1979, deux observations importantes méritent d’être faites. Premièrement, d’apparence fécondes, ces luttes idéologiques et ces polémiques développées en prison et en l’absence de tout contact avec la réalité se fossilisaient de plus en plus et se ramenaient à des querelles de glossateurs. Chacun finalement défendait une religion avec son livre saint. Deuxièmement, les fondateurs de Perspectives et la façon d’être et de penser qu’ils ont imprimé au Groupe façon originale, étaient de plus en plus minoritaires, de plus en plus persécutés. L’air du temps était revenu au nationalisme arabe, à la solidarité interarabe avec ses dérives réductrices et ses méthodes violentes dans la résolution des conflits.
À partir de 1972 et surtout de 1974, nous avons assisté à l’irruption d’une nouvelle génération de militants dont les conceptions du monde et de la vie étaient aux antipodes des nôtres. Adieu transgressions des interdits et internationalisme fervent, bonjour le rigorisme moral et les référents identitaires fossilisés et réducteurs. Tout et pêle-mêle nous était reproché : notre culture francophone, nos libertés par rapport aux traditions... Certains allaient jusqu’à appeler au jeûne de ramadan pour ne pas choquer... les détenus de droit commun ! D’autres tenaient en les tablettes de chocolat ou les boites de fromage que nous envoyaient nos parents ou nos amis la preuve irréfutable de notre embourgeoisement. L’un d’eux a été jusqu’à traiter Naccache de juif.À eux tous ici et à tous les autres, mes salutations sincères et ma fierté d’avoir été leur compagnon sur ce chemin si cafouilleux et si plein d’embûches qui mène à l’affirmation de soi et à la joie de faire partie de ceux et celles qui, à leur corps défendant, auront essayé d’accomplir leurs devoirs d’homme et de citoyen.
• Aujourd’hui, une partie de tous ces militants que vous évoquez n’a plus aucune activité politique. L’autoritarisme demeure pourtant. Vous avez été quasiment condamné à mort. Que s’est-il passé pour que se produise cette rupture par rapport à l’espace de votre engagement politique ?
D’abord, et c’est humain, la répression a été tellement dure, tellement violente, qu’elle a laminé bien des énergies, émoussé bien des volontés. Ensuite, et là encore c’est compréhensible, l’âge, les contraintes familiales réduisent la disponibilité des hommes et des femmes au sacrifice et à l’abnégation.Mais là n’est peut-être pas le fondamental. Beaucoup des acteurs de l’époque 1968 ont pris conscience que la lutte a changé de camp et de nature. La politique en tant que niveau privilégié dans la vie des sociétés les convainc moins qu’avant. Ils sont plus perméables aux grandes idées des droits de l’homme ainsi que les grandes questions interpellant la globalisation et ses effets néfastes. Surtout beaucoup d’entre eux pensent qu’aujourd’hui, en Tunisie, l’essentiel des efforts des intellectuels doit porter sur le niveau culturel. Ils pensent qu’il ne peut y avoir de politique différente sans alternative culturelle et, pour peu que l’observateur soit curieux, il observera aisément que des domaines aussi cruciaux que le cinéma, le théâtre, l’édition ou le journalisme sont les lieux de prédilection des meilleurs de la génération de 1968. Ils y font peut-être œuvre médiatiquement moins visible, mais certainement à terme politiquement plus efficace.
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[1]. Union générale des étudiants de Tunisie créé en 1952.
[2]. Parti communiste tunisien créé en 1920.
[3]. N. Ben Khedder fait référence au parti au pouvoir, le Néo-Destour qui deviendra, en 1964, le Parti socialiste destourien (PSD).
[4]. Écrivain algérien.
[5]. N. Ben Khedder fait référence ici au PCF.
[6]. Ancien cadre du FLN et animateur de la revue « intellectuelle » Révolution africaine. Aujourd’hui, historien et auteur de nombreux livres sur la guerre d’Algérie.
[7]. Élu secrétaire général de l’UGET en 1962.
[8]. Actuellement dirigeant du parti d’opposition légale, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL).
[9]. Membre du gouvernement, représentant du courant socialiste du Néo-Destour.
[10]. Gilbert Naccache est issu d’une famille juive tunisienne.
[11]. Détournement de la légende du « Combattant suprême ».
[12]. Cf. entretien dans ce même volume avec Mohamed Ben Smaïl, ancien rédacteur en chef de L’Action puis d’Afrique Action.
[13]. Le Travailleur tunisien, publication créée en 1967 qui deviendra plus tard le nom d’un groupe politique issu de Perspectives mais démarqué de ses fondateurs.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

On peut dire que Perspectives est né dans ma chambre à la cité universitaire d'Antony. Ben Ouanes n'est pas cité non plus. Chamari a fait partie du groupe dans un deuxième moment. Il fréquentait alors le groupe des jeunes communistes. Je me suis éloigné du groupe avec l'arrivée en force des communistes et du trotskyste Naccache.