NOUREDDINE BEN KHEDHER est décédé le 10 février 2005 des suites d'une longue maladie. Son entretien avec Michel Camau et Vincent Geisser, Tunis, avril 2002, publiait dans l'ouvrage Habib Bourguiba. La trace et l'héritage,
Paris, Karthala, 2004 constitue un élément qui peut cerner les contours
du personnage, son histoire et ses idées. Son décès après celui d’Ahmed
Othmani en début de décembre dernier constitut le début d’expiration
d’une génération qui s’éteint.
• Avant d’aborder votre parcours politique, pourriez-vous nous parler de vos origines familiales ?
Je
suis issu d’une famille semi-féodale du sud tunisien. Mon grand père
paternel gérait un patrimoine immobilier et agricole important accumulé
au dépens de ses « associés » nomades. Il exerçait, par ailleurs, les
fonctions de cheikh, fonction administrative qui le liait étroitement
tant aux autorités beylicales que coloniales.Mon père, gauchiste avant
la lettre, a récusé les avantages que pouvait lui procurer la situation
de la branche riche des Khader, pour s’installer avec sa famille dans la
partie basse et pauvre de notre village. Il a eu le Certificat d’études
primaires, ce qui n’était pas évident pour l’époque et la région, et a
même profité de quelques années d’études secondaires. Cela en fit le
principal « intellectuel du village ». J’en ai hérité une initiation
précoce à la langue française et une familiarité tout à fait insolite
avec les oeuvres des grands maîtres de la littérature classique, ainsi
que de la bande dessinée, fournies en abondance par les liasses de rébus
qui servaient, dans l’épicerie que tenait mon père, de papier
d’emballage.
Mon
père était nationaliste fervent et cadre actif du Néo-Destour. Il a
pris part d’une façon très conséquente à la phase armée de la lutte
nationale, ainsi que mon oncle maternel d’ailleurs. La question
palestinienne l’interpellait très fort. Lors du schisme qui a traversé
le pays au moment des négociations avec la France sur les conditions de
l’indépendance, il a choisi le camp de Ben Youssef. Bourguiba, conscient
de son rayonnement dans la région, a décidé de l’éliminer et un
commando l’a assassiné au vu et au su de tout le monde un jour de
novembre 1956. Quelques jours avant son assassinat, j’ai eu l’occasion
de lui dire que je ne partageais pas ses choix politiques et que le
discours de Bourguiba m’était plus proche.
Comme
la plupart des élèves de ma génération, je me sentais en phase avec le
Destour et ses revendications. La notion de sacrifice ne me répugnait
pas. Mal m’en prit car cela se traduisit par une sanction très négative
sur la suite de mes études : l’exclusion, à l’âge de quatorze ans, du
lycée de Tunis où j’ai été admis par miracle.En 1958, je suis parti en
France pour suivre des soins médicaux dans un sanatorium. Outre les
Français, il y avait des communautés plus ou moins importantes d’élèves
venant de diverses colonies. Mes préférences allèrent au groupe des
Algériens, dont la cause me paraissait plus urgente et l’argumentation
plus forte intellectuellement.
• Et dans quelles circonstances a été créé le Groupe d’étude et d’action socialistes tunisien (GEAST), dit Perspectives ?
Le
mouvement Perspectives a été créé à Paris en 1963. C’est une émanation
directe des débats au sein de l’UGET[1]. Dans la section de Paris, il y
avait deux tendances dominantes de gauche, les communistes du PCT [2] et
les trotskistes, plus quelques nationalistes arabes. C’étaient les
formations les plus actives. Parallèlement, il y avait des éléments
indépendants qui luttaient contre l’hégémonie du Destour [3]. En fait,
Perspectives est né du refus de l’appropriation de la section syndicale
par ces deux tendances (les communistes et les trotskistes), de cette
volonté de distanciation avec les deux grands courants politiques de
l’UGET. Perspectives, ce sont des indépendants qui disaient n’avoir
d’allégeance que pour la Tunisie. Le noyau des indépendants comprenait
aussi quelques communistes et quelques trotskistes en rupture de banc.
Pour nous, les indépendants, seul nous motivaient les échos plutôt
pessimistes qui nous parvenaient du pays et les mésaventures de l’après
indépendance dont on percevait de plus en plus la gravité.
• Vous vous qualifiez d’« indépendants » ?
Je
ne sais plus si le terme « indépendants » était utilisé à l’époque mais
je pense que oui. Avant de fonder Perspectives, le premier texte que
nous avons produit consistait en une invite pressante pour la communauté
estudiantine tunisienne à s’intéresser à ce qui se passe dans le pays. À
chaque fois qu’un événement grave survenait en Tunisie, nous appelions à
un rassemblement au 115 boulevard Saint-Michel. L’on tenait des
assemblées générales où il y avait environ 200 à 300 étudiants. C’était
énorme à l’époque.
• Qu’est-ce qui vous différenciait au sein de l’UGET-Paris de ces deux courants dominants ?
Ce
que qui nous différenciait des « communistes » et des trotskistes,
c’est qu’ils étaient plus marqués que nous par les pratiques de groupes
politiques organisés et qu’ils avaient des choix idéologiques très
arrêtés. Nous, nous voulions coller à la Tunisie. Les débats
idéologiques au sein de l’UGET ne nous concernaient pas. Nous étions des
patriotes attachés à notre terre. Jamais, je n’aurais voulu ne pas
rentrer en Tunisie. Notre premier texte exprime d’ailleurs cette volonté
de délaisser les idéologies étrangères pour nous mettre au service
exclusif de notre patrie. Au départ, le groupe fondateur était composé
de Ahmed Smaoui, Hachemi Jegham, Mohammed Charfi, Mohammed Mahfoud
Khémais Chamari, Hasssen Ouardani, Abdelhamid Mezghenni et moi-même.
Notre premier support a été le bulletin de la section de l’UGET-Paris
(El Ittihad). Nous nous y exercions à la rédaction et y développions un
discours rassembleur sur le registre : la Tunisie, c’est le commun
dénominateur, c’est l’intérêt de la Tunisie qui doit seul faire l’objet
de notre attention, etc.
• Et, vous personnellement, par quels courants de pensée avez-vous été influencé ?
J’ai
beaucoup été influencé par l’existentialisme de Sartre. Cela a
correspondu sans doute à des dispositions personnelles à concevoir la
responsabilité de l’être humain comme un fait majeur. La pensée
sartrienne m’interpellait, dans la mesure où elle reposait sur l’idée
que chacun de nous est responsable et de lui même et de ce qu’il y a
autour de lui, qu’il n’y a pas de possibilité de se mentir, de se
trouver des alibis pour ne pas s’engager, que ce soit dans la vie
personnelle ou dans la vie collective. À Paris, je fréquentais beaucoup
l’entourage de Sartre à Saint-Germain, je lisais la revue Les Temps
Modernes. Je le voyais en personne, car il était accessible, il se
produisait devant des auditoires d’étudiants, notamment d’étudiants
maghrébins. Je savais qu’il sympathisait avec Kateb Yacine [4] et cela
me le rendait encore plus proche. La polémique avec le Parti communiste
[5] m’interpellait aussi : elle me paraissait porteuse de richesse. Cet
homme engagé qui contestait ce qu’il y avait de totalitaire dans la
pensée marxiste me paraissait intéressant, alors qu’à l’époque, je
n’avais pas lu une seule ligne de Marx.
C’est
plus tard, que j’ai commencé à découvrir le marxisme à travers les
citations de Sartre. J’ai commencé à lire les ouvrages de Rosa
Luxembourg, de Jaurès et tout ce qui pouvait paraître aux éditions
Maspéro. Mais Marx et Lénine, je ne les ai lu qu’après mon retour à
Tunis. Les deux livres qui m’ont le plus marqué étaient Le Manifeste du
parti communiste et Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte.
J’ai
été aussi influencé par les milieux militants algériens, parce qu’ils
avaient un discours tiers-mondiste sur l’industrialisation,
l’agriculture, la réforme agraire... Je me rappelle que je lisais
régulièrement Révolution africaine et les papiers de Mohamed Harbi [6]
que je n’ai d’ailleurs jamais rencontré. J’ai été marqué également par
le leader marocain Mehdi Ben Barka qui est venu à plusieurs reprises
nous rencontrer au 115 boulevard Saint-Michel : son discours me
plaisait. Il faut dire que les débats idéologiques sur le Maghreb me
concernaient beaucoup.
• Au début du groupe Perspectives, quels étaient vos objectifs et vos motivations ?
Les
premiers temps, notre objectif était de continuer à mobiliser,
continuer à faire en sorte que les positions de gauche soient incluses
dans les résolutions de l’UGET. La deuxième chose, c’était de débattre
chaque fois qu’on le pouvait au sein de la section de Paris et ceci
malgré nos divergences, malgré nos différends. Quand le revue a été
lancée nous avions pour objectif premier de réaliser les études les plus
approfondies et les mieux rédigées possible, sa diffusion la plus large
possible et la participation la plus assidue possible à la vie de la
section parisienne de l’UGET afin de gagner la partie.
• Quel type de relations entreteniez-vous avec le parti (Néo-Destour) et le pouvoir ?
La
période de Mohamed Sayah à la tête de l’UGET [7] a correspondu à une
reprise en mains par le Néo-Destour. Il se manifestait une certaine
violence comme le vol des urnes par des responsables destouriens.
C’était la période de normalisation syndicale. Il est vrai que l’UGET
était un vivier pour l’État, d’où une course à l’allégeance à l’égard de
Bourguiba. Mais, à ma connaissance, aucun d’entre nous [fondateurs de
Perspectives] n’a été concerné par le militantisme au sein du
Néo-Destour après l’indépendance. Il faut dire que nous étions à Paris
et que nous étions donc plus sensibles à l’internationalisme et moins
soumis aux directives d’un chef. De plus, par nos parents restés au
pays, nous commencions à entendre parler des difficultés qui
surgissaient. De plus en plus nous prenions conscience du fait que
l’indépendance n’était pas le paradis qu’on nous promettait.
Personnellement, je n’étais pas anti-destourien, mais force est de
constater que le Néo-Destour était le tremplin idéal pour les promotions
sociales et politiques. Je regrette de le dire, mais je ne connais
personne parmi les Destouriens qui ait marqué intellectuellement son
époque, je ne vois pas qui parmi eux est devenu un grand cinéaste, un
grand romancier, ou un grand philosophe.
•
Mustapha Ben Jaafar [8], l’un des anciens dirigeants étudiants proches
du Néo-Destour, nous a pourtant affirmé que, malgré vos différends, il
régnait une certaine convivialité au sein de l’UGET-Paris ?
Cela
est tout à fait vrai. Tant que les Destouriens n’en étaient pas arrivés
à la violence, il régnait effectivement une certaine convivialité au
sein de l’UGET-Paris. Aux congrès de l’organisation syndicale, personne
ne trouvait à redire au fait que la majorité soit destourienne. De leur
côté les Destouriens acceptaient le dialogue avec les opposants de
gauche voire admettaient certains des amendements proposés par les
représentants de cette dernière quand il fallait voter les résolutions
du congrès. Il est vrai que la minorité avait beaucoup de choses à dire
sur tout. Ce n’était pas la guerre, comme chez les étudiants algériens,
certes, mais avec le temps, l’ambiance a commencé à se dégrader au sein
de l’UGET, du fait que la majorité des étudiants destouriens était de
plus en plus favorable à la répression. Bien sûr, il est facile
aujourd’hui pour tel ou tel des protagonistes destouriens de l’époque
d’insister sur ses qualités démocratiques précoces. Mais j’espère que
des débats ouverts pourront un jour s’organiser pour que la vérité sur
les uns et les autres soit établie avec le plus de rigueur et de loyauté
possible.
•
Lorsqu’ils se rendaient à Paris, les dirigeants destouriens avaient
l’habitude de rencontrer les étudiants tunisiens. Pouvez-vous évoquer
ces rencontres ?
Oui,
je me souviens notamment de la rencontre avec Ahmed Ben Salah [9]. Je
crois que c’était en 1962. Il avait accepté d’affronter l’ensemble des
étudiants. Mais je ne me rappelle pas qu’il ait dit des choses qui
auraient pu convaincre, ou nous apprivoiser par leurs qualités
intellectuelles. À ma connaissance, Ben Salah avait été envoyé par
Bourguiba pour contrecarrer ce raz de marée de jeunes contestataires. Il
voulait nous convaincre que nous avions tort. Nous l’interpellions sur
la démocratie, sur le programme de l’UGTT et nous lui posions cette
question : est-ce que vous concevez que les gens puissent aller au
paradis à coups de trique ? En fait, il n’a convaincu personne, ni sur
les raisons de l’interdiction du Parti communiste ni sur le complot
contre Bourguiba [décembre 1962]. Ben Salah répétait toujours, que
c’était lui qui avait raison et que nous n’avions rien compris à rien.
• Et dans quelles circonstances, avez-vous décidé votre retour en Tunisie ?
J’ai
décidé de rentrer au pays durant l’été 1964. L’opposition facile, bien
au chaud dans un café parisien n’était pas de mon goût. J’étais
intimement convaincu qu’il me fallait vite me décider pour l’une ou
l’autre alternative : rentrer au pays et assumer les conséquences de mes
choix aussi dangereuses qu’elles puissent être, ou abandonner les
facilités des oppositions salonardes pour retourner à mes études
volontairement interrompues, par exemple. Une anecdote piquante a
précipité mes choix en faveur du retour. Un jour que j’étais assis sur
un banc face au jardin du Luxembourg, un clochard assis à côté de moi
m’a traité de sale bicot. C’était la première fois que cette insulte m’a
concerné personnellement et directement, je l’ai pris très mal et j’ai
décidé de rentrer immédiatement dans mon douar d’origine, là au moins où
je pouvais tout subir sauf l’insulte de l’exclusion raciste.
C’est
Khémais Chamari qui a trouvé le plus à redire sur ma décision. Il
fallait, disait-il, d’abord consolider d’avantage ce que nous avons
entrepris à Paris. J’ai fait la sourde oreille. J’ai été très content de
savoir que Mohamed Charfi et sa femme Faouzia Rekik ainsi que Ahmed
Smaoui avaient eux aussi décidé de mettre les voiles cet été-là.
•
Revenons sur vos motivations. Quels étaient vos objectifs de départ ?
Vos projets se limitaient-ils au syndicalisme étudiant, à l’UGET ?
Nos
projets de départ consistaient en l’accumulation de connaissances
objectives suffisantes sur la situation dans le pays qui autoriserait
des prises de position motivées crédibles et loyales. Au départ,
Perspectives était organisée en groupe d’étude. Plus précisément, nous
avions mis en place quatre commissions : culture, agriculture, industrie
et une autre, dont je ne me rappelle pas l’intitulé. Notre projet était
de rassembler des documents qui alimenteraient le travail de ces
commissions. L’intention de départ était clairement intellectuelle. Nous
cherchions à analyser, à comprendre la société tunisienne. La critique
majeure que nous adressions aux trotskistes et aux communistes, c’était
l’absence de la Tunisie dans leurs préoccupations, en apparence du
moins. Nous leur disions : mais où est la Tunisie dans vos analyses, on
ne la voit pas ?
• Sur quelles sources vous appuyiez-vous pour développer vos analyses ?
Nous
consultions les travaux universitaires et les thèses de doctorat de la
Faculté de droit de Paris. La majorité des membres de Perspectives était
universitaire en contact avec les sommités du droit et des sciences
humaines. En ce qui me concerne, j’assistais aux conférences de Jacques
Berque sur les structures du Maghreb. On lisait tous les grands auteurs
tiers-mondistes de René Dumont à Tibor Mende en passant par Georges
Despois etc., dont je retrouve, avec plaisir, aujourd’hui les livres
chez les bouquinistes de Tunis. Nous lisions des monographies sur la
Tunisie, qui paraissaient au PUF, comme par exemple l’étude de Paul
Sebagh sur Melassine [quartier populaire de Tunis].
• Pouvez-vous nous décrire les débuts de l’implantation du mouvement Perspectives en Tunisie ?
Notre
mouvement a commencé à prendre en Tunisie entre 1964 et 1966 (année de
la première arrestation). Ahmed Smaoui et moi, nous animions des débats,
des présentations devant des petits groupes dans les chambres
universitaires. Il n’y avait jamais plus de dix personnes. Oui, nous
tenions des réunions hebdomadaires dans les chambres universitaires. On
impressionnait par notre courage. On n’avait peur de personne ! On
discutait librement, on transgressait les interdits. On se réunissait
pour débattre de tout dans les cafés de Tunis entre le boulevard du 9
avril (l’Université) et le Colisée (centre-ville). On rapportait une
façon d’être de Paris. C’était une sorte de dolce vitae militante. Il y
avait une présence féminine très forte dans notre groupe. Il y avait une
atmosphère particulière de liberté : on se serait cru dans une ville de
province française. Le journal Perspectives était imprimé en France et
distribué clandestinement en Tunisie. À l’époque, le pouvoir ne faisait
apparemment pas grand cas de notre style de vie. Nous n’avions pas
vraiment conscience de la persécution. Cette période a duré de 1964 à
1966. Après, les déboires ont commencé : en 1966 (quelques jours de
garde à vue), puis en juin 1967 et l’arrestation de Mohamed Ben Jennet,
figure emblématique du mouvement, et surtout en mars 1968.
• Vous parlez de « présence féminine ». Quelle était la place des femmes dans Perspectives ?
Il
n’y avait aucune réticence quant à la place des filles dans le
mouvement. En 1961, quand j’ai « débarqué » au 115 du boulevard
Saint-Michel, j’y ai vu des filles tunisiennes qui fréquentaient les
cafés avec les garçons et manifestement sortaient avec eux. Cela m’a
paru être la révélation la plus extraordinaire que je pouvais avoir. Ce
côté agréable m’a incité à rester et à chercher à comprendre ce qui se
passait. Après, au café « Gai Lussac », nous avons développé des
rapports garçons-filles qui me paraissent aujourd’hui idylliques.
Jamais, depuis, je n’ai vécu, en groupe, cette intensité de rapport
entre les deux sexes et ce respect mutuel. Les filles n’étaient pas des
compagnes de vie classiques, mais elles étaient d’abord nos compagnes
d’idées, de convictions. C’était très important.
•
Il semblerait que Gilbert Naccache ait joué un rôle important dans
l’implantation du mouvement Perspectives en Tunisie. Pourriez-vous nous
décrire son itinéraire ? Etait-il trotskiste ?
Oui,
Gilbert Naccache « Papi » pour les intimes, était trotskiste. Il était
contre l’exil à l’étranger et reprochait aux trotskistes de Paris d’être
trop bureaucratisés, d’être trop déconnectés par rapport à la réalité
tunisienne. Il estimait qu’ils étaient embourbés dans leurs débats
idéologiques et pas du tout concernés par l’évolution du mouvement à
Tunis. Il était ingénieur agronome. C’était un garçon brillant qui avait
terminé ses études avant nous. Il a choisi de rentrer en Tunisie
l’année même où sa mère et ses sœurs quittaient le pays, comme une bonne
partie de la communauté juive d’ailleurs [10]. Il ne voyait pas d’autre
espace de vie que la Tunisie, et même aujourd’hui, il est blessé quand
on lui pose la question : mais pourquoi tu es resté en Tunisie avec
toutes ces difficultés ? Il n’accepte pas ce discours et je lui sais
toujours gré de cet attachement. À l’époque, il était détaché par le
ministère de l’Agriculture auprès de la FAO. Il a eu beaucoup de
problèmes avec sa direction : il n’était pas d’accord avec les méthodes
de développement appliquées en Tunisie. Il pensait qu’elles ne
s’intéressaient pas suffisamment aux régions défavorisées.
Manifestement, il était déjà en contact avec le syndicat de
l’agriculture de l’UGTT.
• Et vous précisément quelles étaient vos relations avec Gilbert Naccache ?
Quand
je suis rentré définitivement en Tunisie, c’est lui qui m’a hébergé. Il
avait un grand appartement. J’y avais une chambre et nous vivions une
vie de célibataires. Grâce au compagnonnage de Naccache, j’ai pu sans
trop de difficulté me réaclimater à la Tunisie. J’ai pu continuer à
m’enrichir sur le plan intellectuel car on avait les mêmes lectures. On
lisait Le Monde, Le Nouvel Observateur, on achetait des livres et on en
discutait.Il était trotskiste et était le plus jeune de son groupe. Il a
essayé de convaincre ses camarades trotskistes de nous rejoindre. Ils y
ont mis du temps. Lui même a pris le temps suffisant pour nous voir à
l’œuvre et se convaincre du bien fondé de nos pratiques. Lorsqu’il en a
été convaincu, il s’est donné corps et âme au groupe. Jamais militant
n’a été aussi généreux et aussi intrépide que lui.
•
Il existe une polémique autour du fait que Naccache soit devenu
rapidement un dirigeant, alors qu’il était l’un des derniers arrivés.
Son adhésion à Perspectives a-t-elle modifié les objectifs de votre
mouvement ?
Je
crains que cette polémique ne couvre que très mal des instincts
douteux. Papi a permis à de nombreux camarades qui rentraient de Paris
de se « réaclimater » à la Tunisie. Il a aussi contribué à maintenir une
certaine modernité dans le mouvement. De 1964 à 1966, tout le groupe
rentré de Paris, sans exception, entretenait avec lui les relations les
plus étroites et les plus amicales. Contrairement à ce que j’entends
dire parfois, mes rapports avec Papi n’étaient pas fait de domination de
l’un par l’autre. Papi est venu sincèrement et loyalement à
Perspectives, il l’a servi de son mieux. Beaucoup mieux, en tout cas que
ceux qui aujourd’hui, pour se dédouaner, croient intelligent de charger
le minoritaire par qui toujours le scandale arrive, quand on veut aller
par le chemin le plus court au secours de la victoire.
• C’était la période maoïste de l’histoire de Perspectives ?
Non,
bien avant. Papi n’est pas l’initiateur du maoïsme dans le groupe. Dès
notre arrivée de Paris, nous cherchions à gagner la sympathie des
meilleurs. Naccache en était un. Lorsqu’il a rejoint le groupe, il était
naturel qu’il y joue les premiers rôles. Notre direction n’était pas
une direction centralisée fermée sur elle même et jalouse de ses
prérogatives. Toute personne disponible et manifestant des qualités
réelles était très vite adoptée. C’est ainsi que cela s’est passé pour
Naccache comme pour d’autres.
• Mais en dehors des milieux étudiants et universitaires, développiez-vous des actions dans d’autres secteurs sociaux ?
Oui,
nous développions des actions en direction de l’UGTT. C’est Papi qui
nous a fait prendre conscience de l’importance de l’UGTT. Certains comme
lui et Rachid Bellalouna ont très vite compris que l’UGTT était un lieu
tout aussi essentiel que l’UGET, dans la mesure où certains d’entre
nous étaient déjà dans la vie active et pouvaient donc militer dans le
syndicat des travailleurs. Je sais que beaucoup de professeurs
perspectivistes sont allés à Kairouan pour participer à une réunion
syndicale et cette participation a été remarquée. En tout cas, nous
développions simultanément des actions dans les deux structures
syndicales. Il fallait surtout convaincre les étudiants que l’UGET était
un lieu privilégié de débats, chose qui leur était totalement étrangère
car ils pensaient que l’UGET était synonyme de Destour, et qu’il était
infecté de policiers. Ils estimaient que l’UGET ne servait à rien. À
travers l’exemple de nos actions menées au sein de la section de
l’UGET-Paris, nous cherchions à leur prouver le contraire.
• Vous avez aussi développé une stratégie de l’entrisme ?
Non,
jamais .Cela aurait pu être le cas tant la stratégie de l’entrisme
pouvait se justifier par les conditions difficiles du militantisme
indépendant à cette époque. Mais cette stratégie n’a jamais été
développée ni par la direction de Perspectives, ni ses militants. La
confusion est née d’une opinion libre rédigé par Naccache et parue dans
l’un des numéros de la revue suivie par une réponse rédigée par un
militant de Paris. Jamais débat collectif n’a été organisé dans les
structures du groupe autour de cette stratégie.
•
Mais fondamentalement vous étiez dans la lignée bourguibienne, pas le
Bourguiba du pouvoir quotidien, mais le Bourguiba du projet moderne, de
construction nationale et étatique ?
Aujourd’hui,
je ne dirais pas le contraire. À l’époque, nous croyions que nous
étions dans l’opposition radicale à Bourguiba. Il était pour nous le «
Comédien suprême »[11]. En fait, nous adhérions complètement à
l’idéologie positiviste et moderniste de Bourguiba. Nous étions ses
enfants illégitimes. Ce qui nous opposait véritablement à lui c’était la
question de l’impérialisme. Nous considérions que les positions
officielles de la Tunisie sur le Vietnam et Cuba, entre autres, étaient
des plus réactionnaires. On critiquait également le « pouvoir personnel
». Nous relisions toujours l’éditorial d’Afrique Action de 1961 qui
dénonçait le pouvoir personnel [12]. Mais à l’époque, c’est vrai, notre
pensée n’était pas encore dominée par les catégories marxistes. Nous ne
parlions pas encore de prolétariat, de parti du prolétariat. Nous ne
croyions pas à la nécessité d’une lutte violente contre la bourgeoisie.
Nous cherchions à organiser notre travail en commissions d’étude, à
écrire des articles pour notre revue. Nous débattions du contenu des
revues théoriques qui paraissaient à l’époque. À l’époque, il faut
avouer également qu’il n’y avait pas de pressions policières qui nous
empêchait de manifester nos opinions. Sur les questions importantes de
la femme, de l’enseignement, de la Palestine, par exemple, nous étions
assez favorables aux positions de Bourguiba. En 1965, au plus fort du
conflit Bourguiba-Nasser, je me souviens que nous étions collectivement
sur les positions du premier. Nous avons surtout été attaqués quand, en
1967, nous avons développé dans notre fameuse « Brochure jaune » nos
positions sur la Palestine. Nous étions la bête noire des nationalistes
et des socialistes arabes car nous étions favorables à un État fédéral
en Palestine.
•
À l’époque, avant 1967, vous vous situiez finalement dans le sillage du
réformisme tunisien. Le régime ne semblait pas s’inquiéter outre
mesure. D’ailleurs il paraît que Bourguiba lisait votre revue
Perspectives ?
Oui,
il est connu qu’à l’issue de chaque congrès de l’UGET, Bourguiba avait
toujours l’habitude de recevoir la nouvelle commission administrative,
majoritairement destourienne. En 1965, on m’a rapporté qu’il avait
fortement pris à partie ces hôtes au sujet de la faiblesse de leurs
écrits comparés à ceux qui paraissaient dans notre revue. Comment
expliquer, leur aurait-il demandé, qu’avec tous les moyens mis à votre
disposition par le Parti et l’État vous rédigiez des choses aussi
nulles, alors qu’avec leurs moyens limités, les gens de Perspectives,
peuvent produire des écrits aussi denses et aussi documentés ? Ce fait
m’a été relaté par le patron de la Direction de la Sécurité de l’État
(DSE) lors de notre arrestation en 1968.
•
Venons en maintenant à la période maoïste de l’histoire de
Perspectives. Certains, comme Mohamed Charfi, parlent d’ailleurs de «
dérive maoïste ». Ils accusent notamment le coopérant français,
Jean-Paul Chabert, de vous avoir manipulés. Que pensez-vous de cette
version ?
Je
suis d’accord avec Charfi sur l’évolution maoïste de Perspectives mais,
en revanche, je ne peux pas le suivre sur la thèse de la manipulation.
Comme je vous l’ai dit au sujet de Gilbert Naccache, je trouve trop
facile de rejeter la responsabilité de ses actes sur les autres surtout
quand il s’agit d’étranger ou de minoritaire. C’est trop facile, voire
suspect. Le maoïsme était un phénomène universel, comme le marxisme
d’ailleurs. Il aurait été anormal qu’une génération de jeunes tunisiens,
aussi à l’écoute du monde ne cherche pas à être en phase avec les
concepts et les idées dominants du moment. Je continue à revendiquer
aujourd’hui cette « dérive » comme l’un des moments forts de mon
investissement personnel, de ma culture et de mon équilibre psychique.
C’était une adhésion à un grand rêve universel. Ce qui importe pour moi,
c’est que l’on a été porté par ce rajeunissement de la pensée marxiste
dans son aspect dynamique. Nous étions sensibles au discours de la
Révolution culturelle. C’était un discours qui appelait à la révolte, au
droit à la révolte, un discours qui affirmait que l’on pouvait déplacer
des montagnes. Voilà à quoi se résume notre engagement maoïste.
• Ce n’est donc pas le côté « Gardes rouges » qui vous attirait dans le maoïsme ?
La
meilleure preuve, c’est que l’on ne s’est jamais organisé en « Gardes
rouges ». Nous n’avons mis en œuvre ni séances de sports, ni arts
martiaux. Pour nous, le maoïsme, c’était la révolution culturelle !
C’est parce qu’elle était « culturelle », qu’elle a produit une
résonance dans nos esprits. Ce n’était pas J.-P. Chabert, coopérant
français qui avait une profonde sympathie pour la Tunisie et son élite,
qui était le principal « déclencheur » : c’était la situation tunisienne
qui appelait cette jeunesse à être active. Et qu’a-t-elle trouvé sur le
marché de l’idéologie de l’époque ? La Révolution culturelle ou le
nationalisme arabe. Nous avons choisi la Révolution culturelle, et plus
particulièrement son aspect festif. Mais nous ne nous sommes jamais
organisés dans le but de nous emparer du pouvoir par la violence.
•
Et vous continuiez toujours à vous revendiquer de la démocratie ou
est-ce que vous la considériez comme une notion bourgeoise ?
En
février 1968, nous avons rédigé et distribué très largement un
tract-pamphlet contre Ahmed Mestiri, l’accusant d’être un faux démocrate
et soutenant que seule la destruction de l’État bourgeois ouvrirait la
voix à la vraie démocratie. Aujourd’hui, je tiens cette thèse pour très
contestable et j’aurais souhaité qu’on ne l’ait pas soutenue (je vous
fais signaler en passant qu’il s’agit là d’une thèse léniniste et non
maoïste). Toujours est-il, que c’est à cette époque que nous avons voulu
faire la jonction avec la classe ouvrière C’est à cette époque aussi
que nous avons lancé El Amel el tunsi [13], une publication rédigée en
tunisien et destinée aux travailleurs. Nous publions des lettres et des
poèmes, principalement d’émigrés tunisiens en France. Nous allions
chercher les ouvriers dans les usines. La revue Perspectives s’est
transformée : d’une revue intellectuelle, elle est devenue un journal de
propagande. Nos articles étaient de moins en moins théoriques. Sur ce
changement de ligne, et autant que ma mémoire me soit fidèle, je
témoigne que je n’ai souvenir d’aucune opposition caractérisée. Je veux
dire par là qu’aucun militant n’a jamais soumis, ni à la base ni aux
instances dirigeantes un texte solidement argumenté remettant en cause
la ligne qui prévalait et attirant l’attention sur ses dangers. La
polémique viendra plus tard violente, destructrice mais en prison entre
quatre murs. J’espère que les archives du mouvement deviendront un jour
accessibles pour aider à la connaissance de la vérité.
•
Pour revenir à la phase chinoise de Perspectives, ne peut-on pas
émettre l’hypothèse d’une manipulation de l’ambassade de Chine à Tunis ?
Non,
je ne pense pas que cette idée de manipulation soit pertinente. Je
tiens à rappeler que c’est nous qui avions pris l’initiative de
contacter l’ambassade de Chine, et non le contraire. D’ailleurs, j’avais
très peur au moment de notre procès que ce fait soit retenu comme pièce
à charge, à savoir : la possession d’une littérature diffusée par
l’ambassade chinoise et surtout une machine à écrire qu’elle nous avait
gracieusement offerte. Nous étions dans l’inconscience complète.
•
Est-ce que l’on peut dire que vous étiez libertaires à l’image des
libertaires des années soixante ? Libertaires par rapport au style de
vie, à la croyance en l’autonomie de l’individu ?
C’est
certain, nous n’avions rien du puritanisme des « Gardes rouges ». Nous
étions des jouisseurs. Nous aimions la vie. Nous aimions sortir. Lors de
notre passage à Paris, nous avions fait l’apprentissage de la liberté
et de l’amour des belles choses. Le contexte avait changé à la fin des
années soixante. L’université drainait désormais des étudiants qui
n’avaient pas grand chose à voir avec notre façon d’être. Ils étaient
moins portés sur l’intellect et davantage sur l’action et
l’investissement physique. Ces nouveaux perspectivistes étaient
l’expression de la Tunisie profonde.
•
Venons en maintenant à la question de la répression. Comment
expliquez-vous cette attitude très ferme du pouvoir alors que vous ne
représentiez pas un réel danger pour la sécurité de l’État ?
Nous
avons dû l’affoler, parce que, pendant la période de février-mars 1968,
nous avons développé une politique d’agitation comme sans doute peu de
groupes savent le faire. Nous avons appris à manipuler ce que l’on
appelle la « ronéo vietnamienne », c’est-à-dire à fabriquer nous mêmes
nos supports d’agitation. Nos tracts, toujours rédigés en français,
étaient diffusés à grande échelle par des groupes qui s’investissaient
la nuit. Nos graffitis qui s’étalaient sur les murs des faubourgs et sur
les bus mobilisaient flics, employés de municipalités et miliciens du
parti pour les effacer... C’est aussi à cette période que nous avons
appelé aux grands rassemblements à l’université. Des assemblées
générales libres regroupaient des centaines, voire des milliers
d’étudiants. C’en était probablement trop pour un régime habitué à
l’autosatisfaction et la fiction de l’adhésion unanime de la population.
• À ce moment là précis de votre évolution (1967-1968), quels étaient vos objectifs ? Vous souhaitiez renverser le pouvoir ?
Jamais
nous n’avons songé à quelque chose de pareil. On veut absolument nous
ramener à des catégories préétablies mais je crois que Perspectives ne
répond pas à ces canons-là. Nous avons sans doute constitué la première
manifestation forte du refus de la société tunisienne de prendre pour de
l’argent comptant les discours souvent fait de mensonges et de fausses
promesses. Nous étions l’expression d’une société qui n’avait plus pour
souci l’indépendance par rapport à l’étranger mais la revendication du
droit à l’autonomie du citoyen par rapport aux dictats de l’État. Bien
sûr des formules à l’emporte pièce ont du exister, des dépassements
verbaux ont du piquer au vif tel ou tel responsable incriminé. Mais
fallait-il pour cela confondre les signes de l’affirmation forte de
désir de citoyenneté libre avec la volonté de prise de pouvoir et la
condamnation à des dizaines d’années de bagne pour complot contre la
sûreté intérieure et extérieure de l’État.
•
Au moment de votre procès, en 1968, il y avait déjà deux groupes bien
distincts au sein de Perspectives ? Peut-on parler d’un clivage, d’une
scission ?
Il
semble aujourd’hui établi que le pouvoir a décidé, à la fin de
l’enquête, de responsabiliser onze noms qui devaient être fortement
condamnés et de libérer tout le reste. Les événements de mai 68 en
France et surtout les événements de Prague ont paru à Bourguiba et à son
équipe justifier une procédure nouvelle : élargir au maximum le champ
de la répression et traduire devant les tribunaux des centaines
d’inculpés. Le verdict final a bien reproduit le schéma premier : onze «
dirigeants » à maintenir éternellement en prison, les autres, «
corrigés » par le père de la nation devaient être libérés après un temps
plus ou moins long.Cela reproduisait-il un clivage politique au sein de
Perspectives à ce moment précis de son histoire ? Je ne le crois pas,
pour peu que clivage et scission impliquent des débats préalables, des
luttes et des désaccords irréductibles sur le fond des sujets débattus.
En
revanche, sur l’attitude face aux tortionnaires, sur le contenu des
procès verbaux de police et du juge d’instruction, sur la fermeté morale
des uns et des autres devant la cour de sûreté de l’État, il y a eu
sûrement clivage. Mais sa nature, sa profondeur ne pourront être connus
que lorsque les documents d’archives deviendront accessibles.
Ce
qui est sûr et à propos duquel les témoignages peuvent être nombreux,
c’est ce qui s’est passé lors de notre transfert au bagne de Borj Roumi à
Bizerte, immédiatement après l’énoncé du verdict du tribunal.Jugeant
d’après la lourdeur des peines que le régime carcéral allait de toute
évidence se durcir d’un jour à l’autre, l’ensemble des détenus sans
exception avait décidé à la prison civile de Tunis d’une date précise
lors de laquelle devait débuter une grève de la faim pour protester
contre les nouvelles conditions de détention et réclamer le statut de
détenus politiques. Cette décision a été communiquée aux familles ainsi
qu’à ceux qui organisaient notre soutien autant à l’intérieur qu’à
l’extérieur du pays.
Les
craintes se sont malheureusement avérées justifiées. Les conditions de
réception et de détention qui ont accompagné les transferts à Borj Roumi
ont été des plus innommables, des plus inhumaines. Le jour convenu, un
clivage réel et profond a séparé la communauté des détenus toutes
tendances confondues : perspectivistes, communistes, nationalistes
arabes. Pour les uns, la résistance s’imposait plus que jamais et du
sort de cette confrontation dépendait la suite de nos rapports avec nos
geôliers, pour les autres il fallait surseoir à la décision convenue et
tenir compte des rapports de forces trop défavorables.
La
grève a eu lieu sur fond d’invectives, voire de dépassements verbaux
condamnables.Je reste aujourd’hui convaincu qu’une partie essentielle
s’est jouée là. La belle histoire d’héroïsme tranquille inscrite dans la
mémoire des autorités carcérales jusqu’à ce jour a été initiée par
cette confrontation. Depuis, des luttes plus dures on été menées par les
mêmes et par d’autres charriés par les nouvelles vagues de répression.
C’est en leur honneur et en l’honneur de tous les hommes et femmes
libres de ce pays.
Je
ne peux pas dire autant de ceux qui, au plus fort de la lutte pour la
survie, ont jugé bon de quémander la grâce de Bourguiba. Outre ce qu’il y
a de moralement condamnable dans ce geste quand on se prétend homme de
principes, il aura contribué largement à prolonger les souffrances de
ceux qui ont préféré la dignité, car depuis les autorités n’ont cessé de
croire que des nouvelles têtes allaient fatalement tomber et qu’il n’y
avait qu’à laisser le temps faire.
• Quelles étaient alors vos conditions de détention ?
En
prison, nous avons découvert la Tunisie moyenâgeuse : les caves, la
tonte, les uniformes, les besoins faits à même le sol. Il y avait dans
les caves des prisonniers quasiment aveugles qui étaient là depuis la
répression du coup d’État de 1962. Nous avons aussi été privés pendant
des mois des droits les plus élémentaires comme la visite des parents,
la lecture et la correspondance ce qui nous a poussé à faire grève sur
grève de la faim afin d’imposer aux geôliers le respect. Le drame de la
répression en Tunisie, c’est que tout le monde devient amnésique.
Aujourd’hui, tous disent : « on ne savait pas ! ». C’est le comble du
cynisme ! Je suis persuadé que, tôt ou tard, ce dossier s’ouvrira. Ce
qu’il révèlera sera terrible pour ceux qui croient aujourd’hui avoir
échappé à la justice humaine.
• En prison, continuiez-vous à avoir des activités politiques ? Les clivages entre vous persistaient ?
Plus
qu’à nulle autre période, la vie en prison a donné lieu à des débats
idéologiques passionnés et virulents. Les lectures essentielles étaient
constituées des oeuvre de Marx, Lénine et Mao. Les démarcations
portaient sur la caractérisation de la nature de la prochaine révolution
en Tunisie : socialiste façon Lénine, ou démocratique bourgeoise façon
Mao. Les débats faisaient aussi rage sur les taches de l’heure :
devaient-elles être de propagande ou d’agitation ? La question
palestinienne et les thèses hardies du groupe, développées dans la
fameuse « Brochure jaune », continuaient à alimenter les polémiques
entre nous et les nationalistes arabes, compagnons de prison pour un
moment. Et cela sans parler de la tactique la plus appropriée à suivre
face à nos geôliers pour adoucir les conditions difficiles qui étaient
les nôtres. Durant les longues années de prison qui ont duré de 1968 à
1979, deux observations importantes méritent d’être faites.
Premièrement, d’apparence fécondes, ces luttes idéologiques et ces
polémiques développées en prison et en l’absence de tout contact avec la
réalité se fossilisaient de plus en plus et se ramenaient à des
querelles de glossateurs. Chacun finalement défendait une religion avec
son livre saint. Deuxièmement, les fondateurs de Perspectives et la
façon d’être et de penser qu’ils ont imprimé au Groupe façon originale,
étaient de plus en plus minoritaires, de plus en plus persécutés. L’air
du temps était revenu au nationalisme arabe, à la solidarité interarabe
avec ses dérives réductrices et ses méthodes violentes dans la
résolution des conflits.
À
partir de 1972 et surtout de 1974, nous avons assisté à l’irruption
d’une nouvelle génération de militants dont les conceptions du monde et
de la vie étaient aux antipodes des nôtres. Adieu transgressions des
interdits et internationalisme fervent, bonjour le rigorisme moral et
les référents identitaires fossilisés et réducteurs. Tout et pêle-mêle
nous était reproché : notre culture francophone, nos libertés par
rapport aux traditions... Certains allaient jusqu’à appeler au jeûne de
ramadan pour ne pas choquer... les détenus de droit commun ! D’autres
tenaient en les tablettes de chocolat ou les boites de fromage que nous
envoyaient nos parents ou nos amis la preuve irréfutable de notre
embourgeoisement. L’un d’eux a été jusqu’à traiter Naccache de juif.À
eux tous ici et à tous les autres, mes salutations sincères et ma fierté
d’avoir été leur compagnon sur ce chemin si cafouilleux et si plein
d’embûches qui mène à l’affirmation de soi et à la joie de faire partie
de ceux et celles qui, à leur corps défendant, auront essayé d’accomplir
leurs devoirs d’homme et de citoyen.
•
Aujourd’hui, une partie de tous ces militants que vous évoquez n’a plus
aucune activité politique. L’autoritarisme demeure pourtant. Vous avez
été quasiment condamné à mort. Que s’est-il passé pour que se produise
cette rupture par rapport à l’espace de votre engagement politique ?
D’abord,
et c’est humain, la répression a été tellement dure, tellement
violente, qu’elle a laminé bien des énergies, émoussé bien des volontés.
Ensuite, et là encore c’est compréhensible, l’âge, les contraintes
familiales réduisent la disponibilité des hommes et des femmes au
sacrifice et à l’abnégation.Mais là n’est peut-être pas le fondamental.
Beaucoup des acteurs de l’époque 1968 ont pris conscience que la lutte a
changé de camp et de nature. La politique en tant que niveau privilégié
dans la vie des sociétés les convainc moins qu’avant. Ils sont plus
perméables aux grandes idées des droits de l’homme ainsi que les grandes
questions interpellant la globalisation et ses effets néfastes. Surtout
beaucoup d’entre eux pensent qu’aujourd’hui, en Tunisie, l’essentiel
des efforts des intellectuels doit porter sur le niveau culturel. Ils
pensent qu’il ne peut y avoir de politique différente sans alternative
culturelle et, pour peu que l’observateur soit curieux, il observera
aisément que des domaines aussi cruciaux que le cinéma, le théâtre,
l’édition ou le journalisme sont les lieux de prédilection des meilleurs
de la génération de 1968. Ils y font peut-être œuvre médiatiquement
moins visible, mais certainement à terme politiquement plus efficace.
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[1]. Union générale des étudiants de Tunisie créé en 1952.
[2]. Parti communiste tunisien créé en 1920.
[3].
N. Ben Khedder fait référence au parti au pouvoir, le Néo-Destour qui
deviendra, en 1964, le Parti socialiste destourien (PSD).
[4]. Écrivain algérien.
[5]. N. Ben Khedder fait référence ici au PCF.
[6].
Ancien cadre du FLN et animateur de la revue « intellectuelle »
Révolution africaine. Aujourd’hui, historien et auteur de nombreux
livres sur la guerre d’Algérie.
[7]. Élu secrétaire général de l’UGET en 1962.
[8]. Actuellement dirigeant du parti d’opposition légale, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL).
[9]. Membre du gouvernement, représentant du courant socialiste du Néo-Destour.
[10]. Gilbert Naccache est issu d’une famille juive tunisienne.
[11]. Détournement de la légende du « Combattant suprême ».
[12]. Cf. entretien dans ce même volume avec Mohamed Ben Smaïl, ancien rédacteur en chef de L’Action puis d’Afrique Action.
[13].
Le Travailleur tunisien, publication créée en 1967 qui deviendra plus
tard le nom d’un groupe politique issu de Perspectives mais démarqué de
ses fondateurs.
1 commentaire:
On peut dire que Perspectives est né dans ma chambre à la cité universitaire d'Antony. Ben Ouanes n'est pas cité non plus. Chamari a fait partie du groupe dans un deuxième moment. Il fréquentait alors le groupe des jeunes communistes. Je me suis éloigné du groupe avec l'arrivée en force des communistes et du trotskyste Naccache.
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