Par Manoubi Snoussi
Extrait de la Revue des Études Islamiques 1961
A défaut des riches maisons
bourgeoises, d’autres horizons s’étaient cependant ouverts au petit orchestre
tabbal-zakkar. S’adjoignant une chanteuse -recrutée dans les maisons de
perdition où viennent échouer les filles qui, comme eux, ont commis la folie de
quitter leur hameau natal - les deux compères créèrent un nouveau genre de
soirées musicales à l’usage des populations à demi-campagnardes qui habitent
les localités de la périphérie de la capitale. Une vaste clientèle s’était
formée pour eux, faite de tous ceux qui goûtent encore les sons aigus et
nasillards de la zukrah) et les accents
durs et profonds du «tbal», mais qui se sentent, en même temps, diminués leurs
fêtes familiales ne se déroulaient pas sous le signe de la musique maniérée de
la ville et de ses rengaines à la mode du jour.
La
fête se déroule dans une cour. Les invités sont assis pêle-mêle sur des
chaises, ou encore accroupis sur des nattes étendues sur le sol. Debout dans un
coin, tout près l’un de l’autre, les deux musiciens s’emploient à couvrir le
bruit des conversations, animées et tumultueuses, par le vacarme leur musique
dont les échos se répercutent au loin à plusieurs kilomètres à la ronde.
Évoluant au milieu de l’assistance,
la femme chante des airs populaires, exécute des mouvements cadencés, qui sont
des esquisses de danse, des ébauches jamais terminées. Elle n’arrive pas, en
effet, à aller jusqu’au bout de son inspiration chorégraphique. Son élan est
chaque fois interrompu par le geste d’un des convives qui, séduit par le charme
de la danseuse, se lève et vient ostensiblement lui plaquer une pièce de
monnaie sur le front. Interrompant sa danse, la fille porte alors la main à son
front pour recueillir l’offrande puis, avec les gestes d’un camelot, elle la
montre à l’assistance en criant de toutes ses forces: « Ceci est de la part de
un tel (son nom lu ayant été chuchoté à l’oreille). Puisse-t-on le lui rendre à
l’occasion d’un heureux événement... L’offrande est ensuite remise à celui de
ses partenaires qui fait office de caissier de la communauté. Ne sachant plus
où elle en était de sa chanson lorsqu’elle a ait été interrompue par le
généreux donateur, la danseuse chantante enchaîne sur le premier couplet qui
lui revient à la mémoire, pour être de nouveau interrompue au bon milieu d’un
phrase et d’une figure chorégraphique.
Ce
spectacle décousu ne choque guère l’assistance, qui ne lui donne du reste pas
toute son attention. Des verres de vin circulent, en effet, parmi la bruyante
assemblée, qu’on se passe furtivement de main en main, avec le plus de
discrétion possible, pour ne pas afficher par trop cette grave atteinte à la
morale coranique.
La
fête se poursuit ainsi, dans le chant, la danse et les libations, jusqu’au
matin. Elle finit généralement par une bagarre occasionnée par deux donateurs;
dont l’un aurait interprété la générosité de l’autre comme une allusion
blessante faite à la modicité de sa propre offrande; ou encore par des coup
échangés entre deux admirateurs de la belle bacchante, pour un coup d’œil
provocateur décoché par elle et que chacun aurait considéré comme lui ayant été
destiné. Des protecteurs surgissent et se dressent pour soutenir chacun des
protagonistes. Des chaises s’entrechoquent; des vociférations s’élèvent; le
tumulte s’accroît; la réunion a vite fait de dégénérer en une bataille
généralisée. Le tabbal et le zakkar se sont déjà frayé un chemin à travers la
mêlée pour gagner furtivement la sortie, chargés, l’un de sa grosse caisse, et
l’autre de la belle danseuse qui leur avait servi d’appât pour ramasser un joli
pécule.
C’est
au retour de l’une de ces fêtes réprouvées par la morale islamique que nous les
avons rencontrés, cheminant le long d’une ruelle de la capitale avec une allure
de damnés. Le tabbal semble penser qu’il ne serait pas arrivé à ce degré de
déchéance si son partenaire n’avait pas eu l’idée saugrenue de remplacer son
répertoire d’airs bédouins, sains et naïfs, par les airs à la mode dans la
grande ville, immoraux et provocateurs de querelles. Sans lui il ne se serait
pas couvert d’opprobre en pénétrant dans les milieux populaires de la cité où
les petites gens ont adopté, en les exagérant, les mœurs quelque peu
licencieuses de la haute société, Il emboîte le pas à celui qui a été la cause
de sa perdition; et l’on a l’impression qu’il lui faussera compagnie au premier
tournant de rue. Il ira rejoindre une de ces caravanes qui quittent de bon
matin les faubourgs de la cité, pour regagner avec elle son bled lointain. Il
reprendra dans sa tribu son noble rôle d’antan et se remettra à annoncer la
levée du camp et à conduire au combat les jeunes gens qui défendront l’honneur
des siens. Nul ne peut, cependant, échapper à son destin. Et, fatalistes par
atavisme, nos deux hommes n’essaieront même pas de changer le cours de leur
existence. Reprendre la vie dure des leurs ne leur sourit, du reste, guère. Les
bédouins, devenus aujourd’hui à peu près sédentaires, ne lèvent, d’ailleurs,
plus le camp avec la pompe d’antan; et les gars de la tribu ne défendent plus
leur honneur le sabre ou le fusil au poing, pour avoir besoin d’un « tabbal «
qui les mènerait au combat.
Nos deux compères resteront
inséparables; ils continueront à mener ensemble, et péniblement, leur vie de
déracinés.
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