lundi 25 mai 2015

Bonnes feuilles: Une soirée de Tabbal et Zakkar.






Par Manoubi Snoussi
 Extrait de la Revue des Études Islamiques 1961
A défaut des riches maisons bourgeoises, d’autres horizons s’étaient cependant ouverts au petit orchestre tabbal-zakkar. S’adjoignant une chanteuse -recrutée dans les maisons de perdition où viennent échouer les filles qui, comme eux, ont commis la folie de quitter leur hameau natal - les deux compères créèrent un nouveau genre de soirées musicales à l’usage des populations à demi-campagnardes qui habitent les localités de la périphérie de la capitale. Une vaste clientèle s’était formée pour eux, faite de tous ceux qui goûtent encore les sons aigus et nasillards de la  zukrah) et les accents durs et profonds du «tbal», mais qui se sentent, en même temps, diminués leurs fêtes familiales ne se déroulaient pas sous le signe de la musique maniérée de la ville et de ses rengaines à la mode du jour.
            La fête se déroule dans une cour. Les invités sont assis pêle-mêle sur des chaises, ou encore accroupis sur des nattes étendues sur le sol. Debout dans un coin, tout près l’un de l’autre, les deux musiciens s’emploient à couvrir le bruit des conversations, animées et tumultueuses, par le vacarme leur musique dont les échos se répercutent au loin à plusieurs kilomètres à la ronde.
Évoluant au milieu de l’assistance, la femme chante des airs populaires, exécute des mouvements cadencés, qui sont des esquisses de danse, des ébauches jamais terminées. Elle n’arrive pas, en effet, à aller jusqu’au bout de son inspiration chorégraphique. Son élan est chaque fois interrompu par le geste d’un des convives qui, séduit par le charme de la danseuse, se lève et vient ostensiblement lui plaquer une pièce de monnaie sur le front. Interrompant sa danse, la fille porte alors la main à son front pour recueillir l’offrande puis, avec les gestes d’un camelot, elle la montre à l’assistance en criant de toutes ses forces: « Ceci est de la part de un tel (son nom lu ayant été chuchoté à l’oreille). Puisse-t-on le lui rendre à l’occasion d’un heureux événement... L’offrande est ensuite remise à celui de ses partenaires qui fait office de caissier de la communauté. Ne sachant plus où elle en était de sa chanson lorsqu’elle a ait été interrompue par le généreux donateur, la danseuse chantante enchaîne sur le premier couplet qui lui revient à la mémoire, pour être de nouveau interrompue au bon milieu d’un phrase et d’une figure chorégraphique.
            Ce spectacle décousu ne choque guère l’assistance, qui ne lui donne du reste pas toute son attention. Des verres de vin circulent, en effet, parmi la bruyante assemblée, qu’on se passe furtivement de main en main, avec le plus de discrétion possible, pour ne pas afficher par trop cette grave atteinte à la morale coranique.
            La fête se poursuit ainsi, dans le chant, la danse et les libations, jusqu’au matin. Elle finit généralement par une bagarre occasionnée par deux donateurs; dont l’un aurait interprété la générosité de l’autre comme une allusion blessante faite à la modicité de sa propre offrande; ou encore par des coup échangés entre deux admirateurs de la belle bacchante, pour un coup d’œil provocateur décoché par elle et que chacun aurait considéré comme lui ayant été destiné. Des protecteurs surgissent et se dressent pour soutenir chacun des protagonistes. Des chaises s’entrechoquent; des vociférations s’élèvent; le tumulte s’accroît; la réunion a vite fait de dégénérer en une bataille généralisée. Le tabbal et le zakkar se sont déjà frayé un chemin à travers la mêlée pour gagner furtivement la sortie, chargés, l’un de sa grosse caisse, et l’autre de la belle danseuse qui leur avait servi d’appât pour ramasser un joli pécule.
            C’est au retour de l’une de ces fêtes réprouvées par la morale islamique que nous les avons rencontrés, cheminant le long d’une ruelle de la capitale avec une allure de damnés. Le tabbal semble penser qu’il ne serait pas arrivé à ce degré de déchéance si son partenaire n’avait pas eu l’idée saugrenue de remplacer son répertoire d’airs bédouins, sains et naïfs, par les airs à la mode dans la grande ville, immoraux et provocateurs de querelles. Sans lui il ne se serait pas couvert d’opprobre en pénétrant dans les milieux populaires de la cité où les petites gens ont adopté, en les exagérant, les mœurs quelque peu licencieuses de la haute société, Il emboîte le pas à celui qui a été la cause de sa perdition; et l’on a l’impression qu’il lui faussera compagnie au premier tournant de rue. Il ira rejoindre une de ces caravanes qui quittent de bon matin les faubourgs de la cité, pour regagner avec elle son bled lointain. Il reprendra dans sa tribu son noble rôle d’antan et se remettra à annoncer la levée du camp et à conduire au combat les jeunes gens qui défendront l’honneur des siens. Nul ne peut, cependant, échapper à son destin. Et, fatalistes par atavisme, nos deux hommes n’essaieront même pas de changer le cours de leur existence. Reprendre la vie dure des leurs ne leur sourit, du reste, guère. Les bédouins, devenus aujourd’hui à peu près sédentaires, ne lèvent, d’ailleurs, plus le camp avec la pompe d’antan; et les gars de la tribu ne défendent plus leur honneur le sabre ou le fusil au poing, pour avoir besoin d’un « tabbal « qui les mènerait au combat.
Nos deux compères resteront inséparables; ils continueront à mener ensemble, et péniblement, leur vie de déracinés.

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