mercredi 24 mai 2017

Stratifications et métissage culturel au Balad el Jérid :



L’exemple des chants et danses mystiques et de transe thérapeutique du Thalmud de Sidi Bou Ali [1].

Ali SAIDANE

Le « balad el Jarid » bien que situé au nord est  de la cinquième province du Maghreb : Le grand Zaab ou Qastillia, il n’en constitue pas moins :

·         Son centre citadin par ces ville de Tozeur et Nafta, 

·         Le pôle d’un échange commercial entre l’Afrique et les nord de l’ifriquia,

·         Un haut lieu du savoir  à la fois spirituel et séculier.

·         Le passage obligé sur l’axe  Ghardaïa, ourjellane (Ouargla) Touggourt oued Souf  au sud, Gafsa, Gabes, Djerba, et Tripoli, à l’est et Sfax et Tunis au nord.

Longtemps bastion des kharijite Ibadites des tribus berbères Mzab, le Balad el Jarid fût un relais capital de la deuxième route des d’esclaves africains, avec la route orientale de Ghadames Djerba toutes les deux contrôlées par le  négociants Ibadites.

L’arrivée de Sidi bou Ali  aux 13ème  siècle correspond à une période de l’histoire de l’Ifriqiya médiévale caractérisée à la fois par l’exode des savants, le recul des sciences théologiques et mystiques et surtout par la recrudescence de l’insécurité et la prolifération des mouvements schismatiques d’obédience Kharijite particulièrement ibâdite, à la suite de la grande invasion Hilalienne qui à déstabilisée les équilibres précaires des cités du pays. Sidi Bou Ali à été surnommé Assunni par ses adeptes et fidèles pour la grande ténacité avec laquelle il défendait le rite sunnite face aux mouvements schismatiques, c’est ainsi qu’il s’est forgé la notoriété d’un grand savant doublé d’un grand combattant et surtout d’un grand défenseur des causes des populations démunies et soumises aux diverses exactions. Par ses multiples voyages et contacts avec les grands exégètes de l’époque (Sidi Bou Saïd el beji, Sidi Abdelaziz Al Jarrah, Abu Madien Al Ghouth et Youssef Addahmani…) Sidi Bou Ali à acquit une dimension charismatique qui a largement dépassé la région du jerid et un respect pour ses positions justes et modérées même par ses adversaires Ibadites. Ses actions et son parcours dans une vie longue de 117 ans ont fait de lui déjà de son vivant un saint aux « miracles attestés» (Karamats et manakebs) par ses adeptes et disciples.


Blotti au creux de l’oasis luxuriante de Nafta, la zaouïa mausolée de Sidi bou Ali attire les pèlerins qui lui vouent une grande vénération non seulement du jerid, mais aussi de Gabes, des hmamma, du kairouannais, du sahel  et de certaines régions d’Algérie., qui se manifeste par des pèlerinages, des promesses (Ouâda) et des offrandes de toutes sorte.

Le Thalmud est un ensemble de chant et de danse  mystiques et de transe thérapeutique  lié à la confrérie du saint de Nefta. Composé d’une cinquantaine de chanteurs et percussionnistes, l’ensemble perpétue la tradition du chant soufi et des danses de transe thérapeutique propre à la région
Au-delà de ses aspects spectaculaires, l’observation des divers rituels de  l’ensemble, le Thalmud, nous interpelle à plus d’un titre par ses diverses facettes  musicales rythmiques et incantatoires. A la fois  éloignées les une des autres, mais si harmonieusement intériorisées par les Chaouchs Qadim les maîtres de la hadhra, les membres de l’ensemble de chant, les percussionnistes, tambourineurs et les simples adeptes et danseurs, que l’on  ne peut que constater la capacité de ce microcosme, génération après génération, ainsi que celle des la garde rapprochée du rituels (les mokaddems et chaouchs qadims)  à intégrer depuis des siècles
·         Les traditions soufis arabo- musulmanes propre à l’ifrikia dans le strict respect de l’orthodoxie sunnite.
·         Les influences ottomanes véhiculés par les soldats et janissaires, adeptes de la confrérie Qadiria.
·         Les influences d’origine africaine transmis par les descendants d’anciens esclaves.
·         Des résidus de pratiques païennes berbères.
·         Et enfin, les résurgences syriaques, malgré le doute et le flou qui persiste dans nos  recherches quand à l’origine de cet élément.
Les composantes du corpus :
On observe trois rituels indépendants
1.      Le  moment fort, socialement parlant se produit lors du rassemblement annuel qui a lieu lors de la Kharja de 3ème jour de l’aïd el Kabîr, cet événement rassemble des milliers de pèlerins venus de toutes les régions de Tunisie et même d’Algérie pour communier la veille dans le sanctuaire et aux alentours et participer le lendemain à la grande procession rythmée par les percussions et les chants mystiques aux grand bonheur des disciples hommes et femmes, qui se laissent aller à la transe collective.
Le cortège traverse la ville depuis son entrée pour atteindre la Zaouïa vers le milieu de la journée dans une forêt d’étendards aux couleurs chatoyantes.
Cette procession se distingue par quelques aspects assez insolites :
·         l’utilisation de certains marcheurs de chaussures en poil de chèvres ou de chaussettes épaisses ainsi que leur « phobie » des chaussures en caoutchouc ou en plastique.
·         La grande fréquence des scènes de « Turki » entre marcheurs et particulièrement les femmes. Ces scènes se terminent toujours par des fraternisations chaleureuses.
2.      Les madha  ou Dhikr :
La madha est une suite de chants hiératiques à l’honneur du prophète et du saint, elle revêt un caractère solennel et s’inscrit tant par ses registres et modes musicaux que rythmique dans la tradition des chants soufis arabo musulmans tunisiens, mais ne manque pas de coloration  typique quand au phrasé du chant et du parler propre au jérid. Le chant emblématique de la madha est le poème :
نا بديت في الكلام نقاني  و نزيد في النظام *** خيره بو علي ما جاني و ما جابه منام
J’ai commencé à ordonner mes mots en leurs donnant les rimes
Pourquoi donc Bou Ali ne m’a pas rendu visite, ne serait ce qu’en rêve !
Les madhas sont exécutées en prélude à la hadhra comme préambule sacré à la hadhra
3.      hadhra :
La hadhra proprement dite se compose de 3 éléments :
            La hadhra débute par la Îdda qui est une suite de chant vocal de dhikr sans accompagnement rythmique entre deux groupes de l’ensemble, probablement que le terme Îdda signifie la notion d’énumération. L’exécution mélodique est caractéristique par son phrasé propre bien que similaire aux ouvertures de la Îssaouya et Qadiria quand à sa forme non rythmée, mais elle ne renferme pas les modes citadins du corpus musical savant tunisien encore moins populaire rural. C’est une psalmodie sinusoïdale ayant son rythme interne marqué par l’alternance d’accents toniques et légers d’une part et des syllabes musicales longues et brèves.
 La Îdda se présente comme une mise en condition de l’esprit et du corps qui   intériorisent toute la mystique du chant et se laissent emporter par sa vague afin de se  préparer à la transe.
            Le Tourqui, le Âjmi et le seryani : c’est un instant  crucial du rituel au cours duquel le chaouch qadim le maître du rituel soumet ses compagnons à une sorte de « contrôle des connaissances » dans une langue ésotérique qui emprunte au turque, séryani, âjmi et autres résidus langagiers africains, un mélange de mots ou onomatopées dont la fonction mystificatrice est évidente. L’échange prend  parfois des intonations agressives et tendues, le chaouch Qadim donne l’impression d’être dans un état second comme habité par un esprit malin son corps agité est pris par des spasmes et les yeux révulsés, il harcèle ses subordonnés de questions auxquelles ils répondent certains avec soumissions et d’autres avec insolence, toutefois les échanges se terminent par une fraternisation et fortes accolades en prononçant « assalmou âalaykom ». Au cours de ces instants du tourqui,  on sent la montée des tensions à leurs paroxysmes chez les adeptes de la transe, ils attendent avec impatience le début brusque de la khamra.e signal de serdah berdah
            La transe : takhmira ou khamra est la composante profane du rituel, c’est  au signal de serdah berdah que se libèrent les bendirs et tangoura ou kurkutu dans les rythmes ascendants dans le nuage de jawi qui s’élève des couscoussiers en terre cuite et remplis de braise, que les assistants du chaouch qadim secouent vigoureusement aux visages des candidat à la transes.
Les percussionnistes chanteurs et secoueurs de couscoussiers en braises emportent spectateurs et danseurs dans un tourbillon de sonorités, rythmes effluves d’encens pendant une grande partie de la soirée au cours de la quelles certains « possédés » n’hésitent pas à marcher sur des charbons ardents ou se faire griller le dos et les membres par une branche de palmier en flammes.
Les stratifications successives des diverses cultures qui se sont succédées au baled al jerid, ainsi que le métissage qui en est sorti, la persistance des traditions païennes et africaines dans les expressions non seulement du Thalmud mais aussi de la banga du rituel de sidi marzoug, font de cette région avec DJerba le véritable réceptacle d’activités de création, de préservation et de diffusion de produits culturels où l’arabité, l’amazighité et la négritude devrait constituer l’ossature principale.
Les diverses composantes aussi bien matérielles qu’immatérielles de ces expressions sont si vivaces et si intériorisée comme signes identitaire par les populations, sont de nature à encourager dans l’explorations de ces voies qui ne peuvent que consolider l’attrait naturel des oasis du jerid  et raffermir son image sur le marché d’un tourisme en quête non plus d’exotisme dépassé, mais de découverte consciente et intelligente.



[1] Texte de ma communication au colloque du festival : Tozeur : L’Orientale Africaine le 19/04/2008

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